Sous-titré Esthétique des plaisirs de la table et du lit, Le génie des orifices, plus qu’un essai, est une promenade apéritive et érudite au gré des neuf types de trous que compte le corps humain. Ce livre est à déconseiller absolument aux héritiers moraux du procureur Pinard, qu’ils se classent parmi les Diaphoirus de dispensaire , les grenouilles de bénitiers et autres faces de carême (ou de ramadan, ou de hanouka, peu importe, la connerie intégriste est une des choses les mieux partagées au monde). L’auteur, Jean-Pierre Dufreigne, ne cherche pas à choquer le bourgeois, à offenser une quelconque religion (il se revendique catholique) ou à inciter à la débauche (il confesse s’être naguère abandonné « à l’adoration du flacon malté » tout en constatant que « nul soudard ne peut se comparer au consul d’Au-dessous du volcan, ni à son génial auteur, Mr Malcom Lowry »). En revanche, son petit traité promeut un savoir-vivre certain – et en voie de disparition, hélas – où l’être de culture connaît son corps et sait en jouir, sexuellement, gastronomiquement, intelligemment. Dufreigne ne craint pas de convoquer au même banquet Kant critiquant « la Raison en se torchonnant au vin et rhum (selon Michel Onfray et son Ventre des philosophes (…) », et Madonna, « un nombril qui danse » ; la Madone qui affirme en outre, citée par Denyse Beaulieu dans son Histoire culturelle de la sexualité (Sex Game Book – Histoire culturelle de la sexualité, Assouline, 2006) que « le sexe n’est sale que quand on ne se lave pas ».
À l’instar de Stendhal composant ses Promenades dans Rome, Dufreigne nous offre ses promenades dans le corps humain. Une balade finement érudite, littéraire, philosophique et gourmande, visitant peau, bouche, nez, oeil, oreilles, fossette, nombril, vulve et cul. Un bonheur de lecture où Anthelme Brillat-Savarin croise le nez de Gogol, et où la Lolita de Nabokov rencontre Lucrèce… Placé sous le patronage de Guillaume Apollinaire, Le génie des orifices est une ode au corps humain et à ses plaisirs, une ode aux arts dans ce qu’ils subliment par la beauté, un bréviaire de littérature, un programme alléchant d’un cinéma comme il ne s’en fait plus.
Jean-Pierre Dufreigne n’est pas avare de bonnes formules, et notamment quand il s’agit de souligner l’hypocrisie des ligues de vertu. Ainsi de démontrer que « un ivrogne glabre est moins dégonflé qu’un barbu sobre » ou de constater que « l’antitabagisme nuit gravement à la liberté ». Et de fait, cela relève de plus en plus de la censure moralinisante (cf les expositions récentes sur Tati, Malraux ou Sartre, pour les affiches desquelles on avait fait disparaître respectivement la pipe et les cigarettes au nom d’une loi Évin au comble de sa stupidité, du ridicule et du travestissement d’une réalité historique). Amateur de cigares comme de cigarillos, je soutiens Dufreigne quand il écrit que « empêcher d’en griller une c’est asexuer Gilda. Dénigrer le tabac c’est châtrer Dom Juan en censurant (les) premières lignes du chef d’oeuvre de Molière ». Étudie-t-on encore l’acte I scène 1 du Festin de Pierre mettant en scène Sganarelle « tenant une tabatière » ? Je ne le crois pas. Il s’agit pourtant d’une pièce majeure de la littérature et du théâtre français. Je laisse à Molière (cité par Dufreigne) le mot de la fin, dans la bouche de Sganarelle :
« Quoi que puissent dire Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac, c’est la passion des honnêtes gens ; et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre ; non seulement il réjouit, et purge les cerveaux humains ; mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde ?«
Philippe Rubempré
Jean-Pierre Dufreigne, Le génie des orifices. Esthétique des plaisirs de la table et du lit, Belfond, 1995, 187p., prix selon bouquiniste.
Chronique à retrouver sur le Salon Littéraire.