Un des grands mérites de la science-fiction est de questionner les limites de l’Homme et de la planète, de La planète des singes de Pierre Boulle au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, en passant par tant d’autres encore… Le Navire Étoile n’échappe pas à la règle. Alain Boudet a adapté en 1962 ce roman du Britannique Edwin Charles Tubb (1919-2010) pour l’ORTF. Le film a été, à l’époque, joué en direct.
À la suite d’un conflit atomique ayant détruit toute vie sur terre, quelques survivants ont trouvé refuge dans un vaisseau spatial navigant parmi les étoiles dans l’attente du jour où, la radioactivité terrestre étant redevenue tolérable à l’Homme, leurs descendants pourront à nouveau vivre sur la planète bleue. À bord du navire étoile, la vie est déterminée et réglée par une machine, sorte d’ordinateur central, baptisée Psycho. Aucun paramètre de la vie à bord ne lui échappe, de la naissance à la mort. Chaque être vivant dans le vaisseau doit compenser l’énergie qu’il consomme (pour respirer, manger, boire) par un service équivalent rendu à la communauté. La durée moyenne de la vie y est de 40 ans, âge auquel le rapport s’inverse au détriment de la communauté, l’individu devenant une charge inutile. Psycho détermine ceux qui doivent mourir de ce fait. Les décisions de l’ordinateur central sont mises en oeuvre par la Psycho-police, qui se charge notamment des exécutions en prenant soin de faire passer les morts pour accidentelles ou volontaires de façon à ne pas éveiller de soupçon ou à ne pas susciter méfiance et révolte. Au terme de 3 siècles d’errance galactique, le navire étoile se trouve peuplé d’humains génétiquement exceptionnels, forgés par les sélections de Psycho, jouissant d’une santé, de compétences et de réflexes optimum. L’utilitarisme à son paroxysme. Le rêve d’un être humain idéal, d’un Homme nouveau semble être en passe de se réaliser grâce à Psycho. Jusqu’à ce que l’ordinateur central se mette à donner des ordres incohérents, voire à commettre des erreurs…
Le Navire Étoile est un film marqué par son époque : du jeu des acteurs, habillés d’une espèce de pyjama kitsch avec un bonnet ridicule, entre la chapka et la protection de boxe Thaï, au décor carton-pâte d’un futurisme années 1960, très ORTF dans son genre (plus qu’Hollywood)… En revanche, les questions soulevées par cette histoire sont, elles, d’une actualité brûlante, à l’heure où poser la question de la limite s’apparente pour nos joyeux progressistes à être d’extrême-droite (cf l’article de Bernadette Sauvaget dans Libération sur la revue Limite, qui ose poser comme son nom l’indique la question des limites de l’Homme et de la planète). Car le navire étoile décrit une situation consécutive à l’oubli par l’Homme de ses limites naturelles, environnementales, politiques, morales. L’abandon des limites dans tous les domaines appliqué à la guerre devient une lubie criminelle, qui produit la situation de départ du film.
Le film pose également la question de l’Homme nouveau, de l’Homme idéal, techniquement optimal. Psycho ne peut se tromper. La technique n’est plus au service de l’Homme, elle a pris le pas sur l’Humanité. Ce délire – croire que l’Homme est perfectible au point de vouloir créer un Homme nouveau, supérieur, parfait – a conduit l’Humanité aux pires atrocités de son histoire, de la Terreur jacobine au national-socialisme, du fascisme au communisme. Toutes ces idéologies criminelles sont nées de la volonté de créer un Homme nouveau et meilleur, de faire tabula rasa du passé et des limites.
À l’heure où la préservation de la planète et de ses ressources est un problème ardent, à l’heure où la vie humaine et sa transmission sont en passe de devenir un banal enjeu capitaliste, économique et financier, à l’heure où le libéralisme libertaire à l’oeuvre en Occident repousse sans cesse les limites de la technique et de la morale non plus au profit de l’Homme, mais à son propre profit, il est intéressant de revoir ce film à l’esthétique et au jeu désuets. En cinéma comme en littérature, les meilleures oeuvres sont celles qui posent les questions essentielles plutôt que celles qui offrent des réponses prêtes à consommer.
Philippe Rubempré
Le Navire Étoile, réalisation et mise en scène Alain Boudet, France, 1962, avec Dirk Sanders, Geneviève Casile, Pierre Massimi, François Maistre, Roger Blin, André Charpak, Yves Brainville… D’après le roman d’Edwin Charles Tubb, adaptation et dialogue de Michel Subiela. Réédition DVD INA éditions, 1h48, Noir & Blanc, format 4/3, tout public.
Bande-Annonce de la collection « Les inédits du fantastique »