Ce qu’il est convenu de dénommer « drame de Vilnius » a bien failli éclipser totalement la seule vraie tragédie française de cet été 2003, ces vieux qu’on a laissés crever comme des chiens seuls chez eux ou dans des services d’urgences métamorphosés en mouroirs… Vous comprenez, la canicule, la plage avec les mômes, les vacances, on ne pouvait pas savoir, hein ? Rappeler cette évidence, que le vrai drame est l’abandon de leurs anciens par une partie de la population trop occupée par le barbeuque et l’apéro du soir, est un des mérites de la biographie qu’Andy Vérol consacre à Noir Désir, et singulièrement à son chanteur, Bertrand Cantat. Une biographie drivée à l’explosif dans un style tricoté de fanzine ; mutatis mutandis, une sorte de Nick Tosches français, celui de Réserve ta dernière danse pour Satan.
Quinze années après le décès de l’actrice Marie Trintignant des suites des coups portés par son compagnon Bertrand Cantat, drame humain, trop humain sur lequel nous n’aurons pas l’indécence de jacter, les passions se déchainent à nouveau, à l’occasion de la sortie du dernier album de l’ex-chanteur de Noir Dez et de la tournée qui suit (à l’heure où nous écrivons, les dernières dates sont annulées). L’ouvrage de Vérol remet les pendules à l’heure avec distance et nous rappelle que nous ne savons rien de ce qui s’est passé, sauf le sordide résultat ; rien que ce que médias partisans des deux bords et protagonistes ont bien voulu nous dire. La résurgence de cette histoire ne manque pas d’interroger les consciences, de sonder les reins et les coeurs. Un auditeur de Noir Désir resté fidèle à ses amours adolescentes est-il un salaud ? Le fan du chanteur Cantat qui achète ses disques, qui, horresco referens, assiste à ses concerts, est-il un immonde porc assoiffé de sang féminin ? Il faudrait le croire à entendre les réactions de bonnes âmes aux idées humanistes devenues folles ; qui ne veulent pas interdire les concerts mais qui viennent insulter les spectateurs, comme si ces derniers avaient tué Marie Trintignant une seconde fois ; qui rejettent de facto l’état de droit (et partant, une certaine idée de la démocratie), Cantat – qui a purgé sa peine et conserve le silence sur l’affaire – ayant le droit (je ne parle pas d’éthique ou de morale, mais de droit) d’exercer son métier de chanteur. Chacun se fera son opinion, mais on ne peut selon moi fonder les règles communes de vie en société sur les émotions de chacun, aussi légitimes soient-elles.
Revenons à la biographie musicale de Noir Désir et Bertrand Cantat (arrêtée à la libération conditionnelle du chanteur en 2007). À la fois portrait d’un groupe de rock, d’une patte musicale et de son époque, la bio signée Vérol ne verse pas dans le fanatisme imbécile propre aux boutonneux en quête de sensations ; pas plus l’auteur ne relit l’histoire du groupe à la lumière ténébreuse de la violence réelle et supposée de son chanteur. Il ne tente pas non plus, comme beaucoup s’y sont essayé, à dénicher interpréter et sur-interpréter dans les textes des chansons ce qui abonde dans leur sens.
Biographie critique donc. Vérol ne se prive pas de souligner les facilités du groupe, de ses influences trop soutenues aux prises de positions politiques un brin donneuses de leçons, « ces idées gnan-gnan qui ne cassaient pas des briques« , la distorsion entre le discours (anti-mondialisation, bien sûr) sur The holy economic war et le rapport concret entretenu par le groupe avec l’argent. Jamais le groupe si critique à l’encontre des multinationales – on se souvient du laïus adressé à Jean-Marie Messier, pédégé de leur maison de disques Universal, rebaptisée Univers Sale, lors des Victoires de la musique – n’a remis en question les marges que la major se faisait sur leur nom (p. 132)… contrairement à d’autres groupes imposant des prix de vente de disques et de places de concert accessibles à toutes les bourses pour rester cohérents avec leurs engagements, ainsi Fugazi ou Les Sales Majestés.
Le succès de Noir Désir s’explique beaucoup par l’énergie vitale déployée lors de concerts où tous jouent comme si c’était la dernière fois, certains devenant apocalyptiques, Cantat syncopé, batterie défoncée, larsens à volonté, et tous les excès à côté. Andy Vérol, amateur critique et éclairé, décèle les pépites dans chaque album, toujours des textes en français, rarement les titres attendus… Avec son image travaillée (Vérol insiste sur la riche collaboration et le travail exceptionnel du vidéaste Henri-Jean Debon), ses textes engagés, son rock bordelais, Noir Désir a réussi à devenir le groupe de rock d’une génération en France, qu’on les apprécie ou non, quels que soient le ridicule et/ou la démagogie de leurs engagements.
J’appartiens à cette génération Noir Dez, et même si la lutte contre le soi-disant retour du fââssssisme me fait doucement rigoler aujourd’hui, je connais encore et toujours par coeur Un jour en France ou Comme elle vient ; je ne peux entendre parler économie, chômage ou mondialisation sans que quelque part dans ma tête une paire de neurones fredonne The holy economic war. Si j’écoute moins Noir Dez maintenant, faut dire que je n’ai plus quinze ans, je les réécoute régulièrement, comme une madeleine de Proust rock’n’roll, avec autant de plaisir qu’avant, si ce n’est plus, m’étant débarrassé du sérieux estampillé artiste engagé.
Auditeur de Cantat et Noir Désir, salaud ? Relevons le gant. Si rester fidèle à ce qu’on a aimé (envers et contre toutes les polémiques, la mauvaise foi, les insultes, les invectives, les forfaits, les drames) c’est être un salaud, alors je suis un salaud. Tout lecteur de Céline est un salaud. Tout disciple d’Althusser est un salaud. Tout lecteur de Flaubert est un salaud. Tout être libre est un salaud. À titre personnel, je trouve ma place plus confortable que celle des néo Fouquier-Tinville et des tricoteuses 2.0. Question d’éducation, sans doute… Andy Vérol conclut sa biographie par ces lignes d’Artaud, « il ne faut pas trop se hâter de juger les hommes, il faut leur faire crédit jusqu’à l’absurde, jusqu’à la lie. » Je termine ma chronique sur cette bravade, que j’emprunte à l’écrivain et journaliste Christopher Hitchens, « mon opinion personnelle m’est suffisante, et je revendique le droit de la défendre contre tous les consensus, toutes les majorités, de tout temps, en tout lieu et en tout temps. Et quiconque tenterait de m’enlever ce droit peut prendre un ticket, se mettre dans la file, et m’embrasser le cul. »
Philippe Rubempré
Andy Vérol, Un noir désir Bertrand Cantat, Éditions Scali, 2008, 201 pages.