Répétons-nous, encore une fois reprenons à notre compte cet adage emprunté à Alberto Manguel : la littérature pose de bonnes questions plutôt que de vendre des solutions prêtes à consommer. C’est ce qui la rend si belle, si grande, et sans doute élitiste. La littérature est un cadeau qui se mérite. Mais alors, quel cadeau formidable ! Penser, se penser, penser le monde, se divertir, imaginer, rêver, réfléchir, construire, voyager… La littérature est tout cela et bien plus encore. C’est aussi un pilier majeur de ce qu’on appellera par commodité de langage la Culture, cette Culture qui regroupait jadis en plus de la littérature, les beaux-arts. Et qui est en passe d’être détruite par le culturel, lui-même rongé par le divertissement. À tout point de vue : littérature, beaux-arts, érotisme, religion, politique… Voilà le thème du dernier essai publié en France de l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature en 2010.
S’accordant à notre proposition de définition, La civilisation du spectacle est un essai éminemment littéraire. Il s’ouvre sur un rappel historique et philosophique de l’évolution du concept de Culture en s’appuyant sur T.S. Eliott, George Steiner, Guy Debord, Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, et enfin Frédéric Martel. Mario Vargas Llosa organise ensuite sa réflexion en six points, que voici dans l’ordre : 1) La civilisation du spectacle ; 2) Bref discours sur la culture ; 3) Il est interdit d’interdire ; 4) La disparition de l’érotisme ; 5) Culture, politique et pouvoir ; et 6) L’opium du peuple. Chaque thématique abordée se conclut par un ou plusieurs articles publiés par l’auteur dans le quotidien madrilène El Pais. Libéral assumé, Vargas Llosa l’est également en matière de Culture. La Culture et la liberté sont, nous semble-t’il, chez lui, indéfectiblement liées, comme le montre cette crainte exprimée lors de son discours de réception au Freidenpreis (prix pour la paix) des éditeurs et libraires allemands le 6 octobre 1996 : « La liberté est un bien précieux, mais elle n’est garantie dans aucun pays, chez aucune personne, si l’on ne sait l’assumer, l’exercer et la défendre. » L’exercice de la liberté présuppose la Culture. Sans elle, il n’est qu’illusion, manipulation de masses, démagogie, divertissement. Ce qui est le cas de nos jours : pour nombre de personnes (à notre avis, une très large majorité), la Culture est le divertissement accessible, si possible gratuitement, à la demande. On ne recherche plus à travers la Culture à construire un savoir, à développer une réflexion propre, à élaborer un avenir commun (en démocratie). On recherche le confort, le divertissement, l’oubli d’un quotidien immanent et veule, et des difficultés relatives. D’où la définition que propose Mario Vargas Llosa : « Que veut dire civilisation du spectacle ? celle d’un monde où la première place sur la table des valeurs en vigueur est occupée par le divertissement, et où se divertir, échapper à l’ennui, est devenu une passion universelle. » La civilisation du spectacle est une conséquence de la mondialisation capitalisto-financière – c’est-là nous semble-t’il une contradiction de l’auteur – inféodée au Saint-Fric mondialisé, fruit d’un mariage bâtard entre penseurs économiques libéraux et un certain protestantisme, pour lesquels la réussite économique et financière reflète la valeur de l’être, en constitue en quelque sorte le mètre-étalon. Ce qui est objectivement d’une stupidité sans nom.
De notre point de vue (qui ne vaut que pour ce qu’il est), la civilisation du spectacle est la civilisation de l’illusion de liberté au profit du seul Dieu qui vaille (et nous le regrettons) en ce bas-monde : le Fric. Ce foutu Saint-Fric mondialisé qui rabaisse la civilisation, pour laquelle tant de femmes, d’hommes et d’enfants ont été ou se sont sacrifiés, à la loi de la jungle. Cette vulgaire loi du plus fort (qui est rarement le plus intelligent, le plus cultivé, le plus compétent) n’est pas synonyme de liberté : la liberté suppose limites et responsabilités, faute de quoi elle n’est que chaos. La crise – ou plus exactement la dépression – qui nous affecte depuis 2008 le prouve : la civilisation du spectacle est celle du no limit et de l’irresponsabilité. Elle ne tient que par le divertissement et l’illusion de liberté dans les démocraties. Jusqu’à quand ?
Mario Vargas Llosa propose un essai véritablement passionnant, qui donne à réfléchir, à se remettre en question. Voilà un ouvrage qui mérite qu’une émission littéraire lui soit consacrée. Il y a cependant fort à parier qu’en dehors d’un cercle restreint d’initiés et de passionnés, cet essai ne sera pas versé à la dispute civilisée. Il est vrai que pour des médias vassaux des puissances d’argent et des marchands d’armes, un essai qui démontre les dégâts inévitables – et sans doute irréversibles – de la mondialisation sur la Culture, et par ricochet sur la liberté, est, nous le comprenons bien, très gênant. Mario Vargas Llosa est on ne peut plus clair sur la question : « La culture-monde, au lieu de promouvoir l’individu, le crétinise, en le privant de lucidité et de libre-arbitre, et l’amène à réagir devant la culture régnante de façon conditionnée et grégaire, comme les chiens de Pavlov à la clochette qui annonce le repas. » Ite missa est.
Un des intérêts de cet essai est, après avoir proposé une définition du phénomène, d’en montrer la réalité en arts, littérature, politique, religion, et même érotisme. La démonstration par l’exemple s’avère à chaque fois convaincante, même si nous pouvons être en désaccord sur certains points précis (ainsi la question des sectes). In fine, le constat est bien là : « La notion de culture s’est tellement étendue que, bien que personne n’ose le reconnaître explicitement, elle s’est estompée. Elle est devenue un fantôme insaisissable, protéiforme. Parce que plus personne n’est cultivé si tout le monde croit l’être ou si le contenu de ce que nous appelons culture a été dépravé de telle sorte que tous puissent croire, à juste titre, qu’ils sont cultivés.«
En conclusion, nous reprendrons à notre compte l’explication proposée par T.S. Eliott à ce déclin de la Culture, retranscrite avec les mots de Mario Vargas Llosa : « L’idée naïve que la culture se transmettrait à la totalité de la société par l’éducation détruit la haute culture, car cette démocratisation universelle de la culture mène à l’appauvrissement et à une croissante superficialité. » Nous y sommes. Et les politiques d’éducation menées en France depuis la Loi Haby de 1975 (disposant du collège unique), aggravées par la réforme en cours initiée par le ministre en exercice, Najat Vallaud-Blekacem, vont amplifier le phénomène en démocratisant l’instruction, c’est-à-dire en nivelant de facto le niveau d’exigence par le bas – faute de pouvoir le faire par le haut – , et dans ce cas précis, en le doublant d’une chape idéologique contraire à la vérité des faits, à tout esprit scientifique, et osons l’écrire, à toute espèce d’honnêteté intellectuelle. L’avenir est au consommateur inculte et bien-pensant !
Philippe Rubempré
Mario Vargas llosa, La civilisation du spectacle, traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan, Gallimard, 2015, 230 pages, 20 euros