Journal d'un caféïnomane insomniaque
vendredi octobre 18th 2024

Insider

Archives

Les Noces de Terre – Xie Feile

« Faire confiance à l’homme, c’est siroter du poison en espérant un lendemain. »

Xie Feile

Les Noces de Terre est le quatrième roman publié par la jeune maison d’édition La Giberne, fondée par Mathias Kessler, connu comme Le Hussard grâce à sa chaîne YT. C’est d’ailleurs sa vidéo de présentation du livre qui m’a séduit. Je dois avouer qu’après un premier visionnage, j’ai pensé – immédiatement – que Kessler et le traducteur de l’œuvre, Victor di Donatelis, nous rejouaient une mystification façon Vernon Sullivan1… et après lecture, je doute encore (vilain complotiste que je suis), sans toutefois aucun élément de preuve pour étayer mon intuition.

Xie Feile est un écrivain chinois dont il n’existerait aucune photographie certifiée, à l’œuvre aussi rare que géniale. Il aurait été retrouvé par Victor di Donatelis au terme d’une longue enquête2. Des relations de confiance s’étant nouées entre les deux hommes, Xie Feile aurait confié à di Donaltelis le soin de traduire et publier son roman en France, patrie d’écrivains qu’il admire, de Zola à Céline. C’est chose faite par l’excellente maison La Giberne. Dont acte.

Peu importe d’ailleurs mes élucubrations de lecteur foutraque et impénitent ; quel que soit l’auteur du roman, Xie Feile ou Victor di Donatelis, Les Noces de Terre est un grand livre à la plume racée, singulière, exigeante dans son art d’incarner les réalités sociales, historiques et géographiques servant d’écrin à l’intrigue. Il semble en outre assez évident qu’un tel roman n’a aucune chance de paraître dans la Chine contemporaine, s’inspirant d’une sinistre coutume (du genre qu’on préfère oublier), le vol de cadavres de jeunes femmes destinées à devenir les épouses post-mortem d’hommes décédés célibataires. Tradition glauque, s’il en est.

***

Les Noces de Terre s’ancre dans la Chine de 1937, année de son invasion par le Japon (et début de la Seconde Guerre mondiale en Asie). Le narrateur – dont on ne connaît pas le nom – attend d’être exécuté par les soldats de l’Empire du Soleil levant. Il écrit son histoire de migrant – c’est-à-dire de travailleur itinérant en Chine, couche inférieure de la hiérarchie sociale – sous la forme à la fois d’une autobiographie, d’une confession et d’une philosophie de vie. Passé par la case prison sans toucher ses 20 000 yuans, errant sur les pistes défoncées et boueuses de la Chine rurale, il trouve refuge dans un restaurant, premières rencontres déterminantes : le fils de la maison lui apprend la lecture et l’écriture, et il croise une serveuse au regard triste qu’il n’aura de cesse de retrouver…

Loin de se revendiquer victime innocente, au contraire d’un nombre de croissant de geignards contemporains, le narrateur déborde de violence et de rage. Son destin bascule avec l’invasion de la Chine par le Japon, l’obligeant à fuir, jusqu’à rentrer dans son village natal, où, seconde rencontre déterminante, un ancien camarade de classe oublié le prend sous son aile et l’initie à son artisanat funèbre, le mariage post-mortem, que le narrateur va s’employer à sublimer…

***

Les Noces de Terre explore les abîmes de noirceur de l’âme humaine. Son (anti)héros n’est pas sans rappeler certains des grands « méchants » littéraires, Vautrin, Lacenaire ou plus récemment, Don Benvenuto Gesufal. La plume de Xie Feile, à l’opposé de tout manichéisme (si caractéristique des néo-cathares, ces tartufes « insoumis » de notre temps), excelle à susciter l’empathie avec ses personnages, et à immerger son lecteur au cœur de la Chine des années 1930. Son évocation de la misère qui rappelle Zola (pour la thématique) ou Céline (pour le traitement) est une réelle apocalypse3 sociale. La philosophie exposée par le narrateur et qui sous-tend l’œuvre, savant coquetèle de cynisme et de lucidité effroyable, avec un soupçon de tendresse, ne vous laissera pas tout à fait indemne à l’issue de cette (très recommandable) lecture.

Philippe Rubempré

Xie Feile, Les Noces de Terre, trad. De Victor di Donatelis, Éditions La Giberne, 2024, 326 p.

1En 1946, Boris Vian publie son roman J’irai cracher sur vos tombes sous le nom de Vernon Sullivan, en prétendant n’en être que le traducteur. On a appris par la suite que Boris Vian et Vernon Sullivan sont bien une seule et même personne.

2La vidéo de présentation du roman sur la chaîne YT du Hussard vous dévoile cette rocambolesque aventure littéraire.

3Au sens premier du terme de révélation.

Leave a Reply