Journal d'un caféïnomane insomniaque
jeudi novembre 21st 2024

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La soupe aux choux – René Fallet

D’aucuns ont voulu – auraient aimé – réduire le roman de Fallet à la soupe aux navets de Girault (avec de Funès, Carmet et Villeret). Erreur. Faute. Béotisme. La soupe aux choux est un grand roman (je n’ai pas écrit long), avec plus d’implications, d’enjeux, de paradoxes, de tragique, d’humour que la farce potache fufunesque ne le laisse présager, voire imaginer. J’ignore si Philippe Muray a lu ou commenté ce roman écrit en 1979, qui annonce tous les thèmes que ce génial fumeur va s’invétérer à disloquer, démonter, ridiculiser pour le meilleur et pour le rire. L’empire du Bien est révélé prématurément  par René Fallet – il fallait bien que la Littérature s’en emparât à sa manière – cinq ans avant l’essai de Muray, à travers la double opposition entre le hameau des Gourdiflots et la planète Oxo d’une part ; et entre le Glaude et le Bombé d’un côté, face au maire et au camp du progrès de l’autre.

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Fallet nous apprend par la voix de l’extraterrestre la Denrée la réalité de la planète Oxo (dont le nom rappelle une marque de lessive, sans doute n’est-ce pas un hasard…) : on y vit jusqu’à 200 ans – la vie s’arrête car la société d’Oxo choisit d’y mettre un terme à cette date . La maladie, la bactérie, la pollution, l’intoxication alimentaire y sont parfaitement inconnues, et on ne parle même pas de tabac ou d’alcool. Tout y est aseptisé, jusqu’au plus profond des relations sociales. Il ne saurait être question, dans ce monde idéal pour les Claude Evin, Philippe Batel et autres Bertrand Dautzenberg, de démocratie. Il n’y a aucune place pour la pensée. Tout est déterminé. L’individu n’est qu’un rouage de la société, jeté à la casse et remplacé sans vergogne après avoir accompli son temps. Cette société, prémonitoire de celle vers laquelle tout tend à nous conduire à moyen terme, ne connait pas de liberté ; ni de fraternité, par ailleurs. D’autres roulements à billes régissent les relations entre les êtres. En revanche, une certaine forme d’égalité existe. À l’exception d’une nomenklatura composée d’un conseil de sages et de citoyens de première classe, l’ensemble des Oxiens sont égaux dans leur esclavage, leur médiocrité, leur panurgisme.

Je ne répondrai pas à votre place, mais en ce qui me concerne, le hameau des Gourdiflots figure le paradis à côté de la planète Oxo qui lave plus blanc que blanc. Deux vieillards accrocs à la chopine et au perniflard, dégoisant leur cube de gris quotidien, ne foutant rien et le faisant bien, libres, chez eux, sans chercher à emmerder ni à séduire le monde alentour. Là est la liberté. Certes, on peut y déclarer un diabète, ou y être cocu ; et alors ! C’est la vie ! cette putain de vie qu’on vous offre en un seul et unique exemplaire, sans obtenir votre consentement préalable d’ailleurs… Vous avez le choix de la société au sein de laquelle vous voulez la vivre, votre vie : crevez en bonne santé pour vos patrons méprisants sur Oxo, (littéralement : comme disait Fernand Point, premier chef trois étoiles, « j’ai été si bien soigné que je suis certain de mourir guéri »), flinguez-vous ou goûtez la liberté comme le Glaude et le Bombé. Comprenons-nous, je n’écris pas que la liberté se résume à un concours flatulique dans un cadre bucolique. Pas plus je n’incite les désespérés à se flinguer (Cioran constate justement que « ce n’est pas la peine de se tuer, puisqu’on se tue toujours trop tard »). Ce monde est immonde et mérite d’être outragé (comme dirait quelqu’un que j’aime bien). La meilleure manière de l’emmerder ce monde, c’est de vivre. La vie n’est qu’une longue marche vers la mort, soit. Inutile de s’embarrasser des ordres (déguisés en recommandations ou en conseils) des ayatollah en blouse blanche. Mangeons, buvons, baisons, faisons l’amour, fumons, lisons, musicons, cinématons, vivons comme nous l’entendons et en disant merde aux cassandres des hôtels-dieux.

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Au grand dam de certains, Oxo n’est pas (encore) notre pain quotidien. Ouf ! Fallet avait discerné avec une lucidité effrayante ce qu’en revanche est devenue notre société en ce début de XXIème Siècle. L’épisode intervient à l’extrême fin du roman, et toute notre veulerie teintée de médiocrité vénale et progressiste s’incarne dans Monsieur le Maire et son projet de parc de loisirs. Le Progrès avant tout ( le Maire ne jure que par « le progrès économique »). Songez à tout ce à quoi vous avez renoncé grâce au Progrès. Autrement dit, à ce que le Progrès vous impose : sonneries intempestives de portables, connards-asses beuglant dans leur bigo sans fil, flicage généralisé via Mastercard, Visa, web, GSM… je m’arrête aux exemples les plus quotidiennement flagrants. Que propose le Maire aux deux séniles au nom du Progrès : de les enterrer vivants dans une maison de retraite flambant neuve et d’abandonner leurs terre, maison, souvenirs, jardin, bref leur vie et leur liberté. Pour faire du fric et développer le tourisme, c’est-à-dire le plus grand scandale environnemental du siècle, une pollution ignoble. Ce que le Glaude et le Bombé ont refusé, les ringards, notre société l’a accepté. Regardez les abords du moindre village, de la moindre cité de province. Vous vivez, nous vivons dans un parc d’attractions géant, où seuls comptent le pouvoir d’acheter des barbapapas et le temps de cerveau disponible pour les loisirs. Un cauchemar à ciel ouvert, déjà décrit par Fallet avant qu’il ne s’incarne pleinement. Depuis, quelques écrivains, au premier rang desquels Philippe Muray, mais aussi à sa manière délicieuse Gérard Oberlé, ont posé le même constat, et l’ont décrit avec les armes de la Littérature et du Tragique. J’ai bien écris « décris » et non « dénoncer ». La dénonciation a des relents nauséabonds qui infectent autant une certaine tradition vichyste qu’une certaine gauche (extrême ou pas) bien pensante et amnésique (il est inutile de parler de la droite ; en France, elle est momentanément décédée. Requiescat in pace). D’ailleurs, ma chronique de La soupe aux choux décrit une réalité, celle que mes yeux offrent à mon âme, mais je ne la dénonce pas. Et de reprendre à mon compte le mot de Guy Debord, « je ne suis pas journaliste de gauche : je n’ai jamais dénoncé personne ».

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Il est temps de conclure cette chronique. Vous avez compris que je recommande chaudement ce roman de René Fallet, un roman qui trouve son sel entre les lignes, au delà des apparences et de la farce potache à laquelle les crétins l’ont résumé. À l’aune du Glaude et du Bombé, et à la lumière des écrits du Sieur Oberlé, soyez sybarites jusqu’au bout. Viva la Vida !

Chronique à retrouver sur le Salon Littéraire.