Journal d'un caféïnomane insomniaque
jeudi novembre 21st 2024

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Songe d’un après-midi de bureau (coquetterie 2)

Songe d’un après-midi de bureau

par Philippe Rubempré

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Dominique s’ennuyait. Nous pourrions même écrire qu’il s’emmerdait royalement. Tout dans sa vie n’était qu’une agression contre sa tranquillité et sa paresse naturelles. Mais pourquoi diable ne lui foutait-on donc pas la paix !? Dominique réussit cet exploit de s’ennuyer dans la société la plus riche en termes de loisirs, de culture, de communication. Et pourtant, force est de le constater, l’ennui prévaut. Domine. Écrase même. À l’heure joyeuse – forcément joyeuse – et bénie des réseaux dits sociaux, de la transparence et de la communication à outrance, du divertissement considéré comme de la culture et de la vulgarité élevée au rang de divertissement, Dominique fait figure d’un sombre réactionnaire ; il ne lit d’ailleurs ni L ni le NO… L’est-il vraiment, réac ? Et puis, qu’importe ? C’est bien une idée d’actionnaire de résumer son alter à la réaction. Toutes ces considérations oiseuses n’offrent pas de réponse à son ennui essentiel. Ses études d’Histoire et de Géographie, sa boulimie de romans et de lecture, son goût d’un certain cinéma d’aventures carton-pâte désuet, lui avaient fait miroiter une liberté et une excitation frénétiques de vie. Liber sum, ergo sum. Et déception. Pas de tristesse, juste de l’ennui. Comment vous expliquer : l’ennui chez Dominique n’est pas triste ; pas de velléités suicidaires ; pas plus de dépression. Un ennui heureux. Inoffensif. Une sorte d’indifférence. À l’opposé des déclinologues comme des rebelles de profession qui n’ont de rebelles que le nom. Dominique diffuse un ennui poli. Un emploi garantit son indépendance financière ; une maison sa retraite sociale quotidienne ; une carte électorale dûment tamponnée l’exercice de son devoir citoyen. Même si son devoir d’humain lui impose un vote blanc. Un ennui poli je vous dis, voilà la réponse de Dominique à la médiocrité purulente de la société et de ses concitoyens.

Possibles de l’ennui : au travail, à la maison, au restaurant, dans la vie, au lit, à l’envie, au cinéma, au concert, au musée, chez des amis, au bar, au bureau, sous le bar après le bureau, sous le bureau avec Natacha, au club avec Natacha nattachée, en boite à partouze, à chaussures, à gants, en discothèque, en dvd-thèque, en baskets, à la mosquée, à la synagogue, à l’église, dans la cité, à la cathédrale, en ville, au ministère, à la mairie, dans la fonction publique territoriale et pas que, au téléphone, sur la toile, aux toilettes, dans un cabinet, en lisant Marc Lévy, Guillaume Musso, Eric-Emmanuel Schmitt, Jean-Jacques Rousseau, les érotiques de Gérard de Villiers, Karine Thuil, le Monde, The Financial Times, Die Welt, Der Frankfurter Allgemeine Zeitung, El Pais, La Reppublica, la Pravda, Florian Zeller, William Shakespeare, Joyce Carol Oates, Nancy Huston, en baisant avec Julie, Claire, Cécile, Marie, Sophie, Emma, Jean-Louis, Robert, Conchita, Médor et Paf le chien, devant les vitrines des Champs-Élysées la semaine de Noël, en écoutant les cocos, les socialos, les libéros, les fachos, les populos, les populeux et les fâcheux, liste non exhaustive à poursuivre ad libitum….

Dominique n’a que l’embarras du choix pour s’accommoder de son ennui charnel autant qu’intellectuel. Il n’est en outre pas le seul frappé par ce symptôme. Ennuyés de tous les pays, unissez-vous ! Le mal du siècle n’est pas comme d’aucun peut le faire croire la douleur lombaire consécutive à la tenue au bureau, à l’usine ou au sport. L’ennui est le mal de ce siècle nouveau comme des siècles passés. Évidemment pas pour tout le monde. Le lambda n’est pas sujet à l’ennui. S’ennuyer se mérite, demande une certaine culture, une certaine classe, une lucidité aveugle sur l’absurdité de ce monde débile et génial à la fois. L’ennui à la petite semaine est une chimère, un leurre. Il n’existe pas. Dominique n’est pas un citoyen à la petite semaine. Il n’est pas lambda. Sa conscience l’en empêche. L’ennui est créatif. Enfin, est un état créatif. Les génies s’emmerdent. Pour composer la Comédie Humaine, il devait se faire chier Balzac ; il devait pleurer sur la médiocrité naturelle de l’homme s’offrant en un minable et impudique spectacle. C’est là l’immanence de la société. L’Humanité évolue et offre toujours ce minable et impudique spectacle. En tout lieu et en tout temps. Universellement. Avec ses génies, tels Dominique ou Balzac, ou Proust, ou Claudel, ou Zola, ou Bloy, ou Bernanos, ou Flaubert, ou j’en passe, qui à force d’ennui font preuve de génie. Le dégoût, la fuite ne sont que des lâchetés communes, réservées à des êtres insensibles à la douceur et à la bienveillance de l’ennui. Génies de tous les pays, ennuyez-vous ! Et vous créerez l’Oeuvre qui pimentera suffisamment l’Humanité pour la faire tenir jusqu’à demain. Humanité nécrophage qui se nourrit de ses excréments sublimés par les génies de l’ennui qui eux ne nous ennuient pas.

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