Le bandeau de cet essai précise : « Le cri de colère d’Alain Bentolila ». Cri de colère certes, mais ni stérile, ni pamphlétaire, ni donneur de leçons. Bentolila, linguiste de grande renommée, attire notre attention sur certaines conséquences du « progrès » post-1968 que nos élites démissionnaires – qu’elles soient politiques, économiques ou intellectuelles – s’échinent à nous vendre comme des parangons de modernité et des preuves d’une liberté plus grande. Lucide, Bentolila constate que cette « modernité » et cette « liberté » ne sont ressenties comme telles qu’à la suite d’abandons et de démissions en cascade : exigence du langage, de la rhétorique, de la démonstration, de la disputatio, exigence des mathématiques, et au-delà, des sciences… Autant d’abandons, autant de démissions. Cette somme tragique (et non exhaustive) produit ce qu’on nous vend comme étant la modernité et la liberté, mais qui ne sont en réalité qu’illusions, et soumission bien réelle à un ordre capitaliste marchand ultra-individualisé et individualiste, ayant perdu toute forme de mesure, et toute forme de transcendance autre que l’appât du gain, le culte de l’image et une foi de charbonnier dans le bonheur individuel – le reste étant rejeté comme, au choix : rétrograde, fasciste, vieux, ringard… ad lib.
En bon analyste, Alain Bentolila décrit avec exigence, de manière étayée et argumentée, les points de cristallisation de cette régression intellectuelle et éthique de la France : la télévision, qualifiée de « grande anesthésiste » ; Internet et les réseaux sociaux, dont il souligne l’indigence et l’illusion (en termes de savoir, de démocratie, de liens avec l’Autre…) ; les politiques, qui ne cessent de « nous prendre pour des cons » et que, quoi que puissent en dire les commentateurs autorisés, nous n’avons eu de cesse de croire ; l’anémie du langage, « grand maquillage », conséquence de l’appauvrissement lexical et intellectuel dans lequel euphémismes, raccourcis et insultes concurrencent un politiquement correct sans vergogne (ne fâchons personne, nous ne sommes plus à-même d’argumenter). Alain Bentolila consacre trois longs chapitres à la question scolaire et à la démission de l’Éducation nationale. Cette dernière a abandonné l’exigence et l’élitisme républicain (rappel : il s’agit d’amener chaque élève au maximum de ses capacités pour en faire un citoyen libre et responsable – et non comme le serinent les pédagos et une certaine gauche bourdieusienne laisser la masse à la ramasse au profit d’une reproduction sociale conservant aux classes dominantes leur position de puissance) au profit de la facilité (l’exigence est par nature inégalitaire) et d’un égalitarisme destructeur. L’égalité se fait au moins disant, jetant chaque année toujours plus de gamins sans diplôme ou titulaires de diplômes en carton-pâte dans les griffes du Pôle Emploi, de la rue, de la délinquance, du RSA, voire pire… Enfin, Bentolila consacre deux chapitres à la question des religions et de la laïcité d’une part, et d’autre part à celle de l’appartenance et de l’identité.
Mesuré dans ses propos, Alain Bentolila n’en est pas moins intransigeant sur le constat posé, et démonte magistralement, à l’appui d’exemples pertinents, les mécanismes qui ont conduit à cet abaissement du niveau intellectuel de la France. En outre, ne se limitant pas à dénoncer, Bentolila se veut force de proposition, notamment sur la question scolaire dont il est un éminent spécialiste. Les solutions préconisées, qui ne sont pas du reste des solutions miracles (elles n’existent pas), sont de bons sens : restaurer l’apprentissage de la lecture (donc méthode syllabique, et non ces usines à dyslexiques que sont les méthodes globales et semi-globales) et des mathématiques, restaurer la légitimité du maître par rapport à l’élève (l’autorité dont il est fait grand cas aujourd’hui pour les raisons que l’on sait n’étant qu’un corollaire de la légitimité), retrouver l’exigence de l’effort et de l’apprentissage… Une réserve toutefois sur la laïcité : nous considérons au contraire de l’auteur que les mères voilées ne doivent en aucun cas être autorisées à accompagner des élèves dans le cadre scolaire public (sauf à retirer leur voile pour l’occasion). La laïcité n’est ni ouverte, ni intégriste. Elle est la garantie de pouvoir dispenser un enseignement hors du poids des dogmes et des traditions. Elle n’empêche nullement les convictions religieuses, pas plus qu’elle ne freine la pratique d’un culte. Mais celles-ci relèvent du champ privé. Elles n’ont pas à interférer à l’école, sauf choix des parents de scolariser leurs enfants dans le cadre privé confessionnel.
Nous concluons cette chronique en recommandant fortement la lecture de cet essai qui mérite d’être discuté dans le cadre du débat Politique (qui en France reste politicien, hélas). Alain Bentolila conclut sur ces quelques vers de Victor Hugo, extraits du poème « À ceux qu’on foule aux pieds » (1872), que nous nous permettons de reproduire ici :
Je défends l’égaré, le faible et cette foule
Qui, n’ayant jamais eu de point d’appui, s’écroule
Et tombe folle au fond des noirs événements.
Étant des ignorants, ils sont des incléments.
Hélas ! Combien de fois faudra-t-il vous redire
À vous tous que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
Que votre aveuglement produit leur cécité.
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