« Ils ne comprendront jamais que la seule supériorité, c’est le sacrifice.
« – Joyeux, corrigea Foncrest.
« – Qu’est-ce que vous dites ?
« – Le sacrifice joyeux. »
Dans son remarquable Défilé des réfractaires (Tempus, 2013), Bruno de Cessole présente ainsi Vladimir Volkoff au début du chapitre qu’il lui consacre : « (…) Vladimir Volkoff était double : à la fois très russe et très français, homme d’hier par ses fidélités, et de demain par l’acuité visionnaire. (…) Oui, Vladimir Volkoff était agaçant d’intelligence et d’ironie, de provocation et de formalisme, de paradoxes et de convictions. » (p. 575). Nous ne saurions mieux le dire, et ce n’est pas notre lecture du Professeur d’histoire qui va le contredire. Les personnages qui animent ce roman du plus russe des écrivains français, ou vice versa, nous interrogent par leur complexité, leur credo, leurs actes ; à bien des égards, un personnage tel que Foncrest est devenu totalement inimaginable à une large composante de la population, et inacceptable pour l’essentiel de l’autre part. O tempora, o mores…
De quoi est-il question ? Joël Paterson profite d’un séjour en France pour aller à la rencontre de son père biologique, qu’il ne connait pas, Frédéric Foncrest. Ce dernier est professeur d’histoire dans un établissement privé. Entre eux s’immisce une belle boiteuse, mystérieuse et singulière, dont le prénom est à lui seul une promesse d’enchantement, Omphale. Elle fréquente la même bande de copains que Joël. Père et fils s’appréhendent sous le regard amusé puis amoureux d’Omphale. Joël a été élevé dans le Sud américain par sa mère, remariée avec un toubib du cru. Il découvre un père sans le sou, véritable rat de bibliothèque, passionné d’héraldique, et nostalgique d’une grandeur monarchique qu’il n’a pas connue :
« Je suis professeur d’histoire. Je sais que les civilisations passent. La mienne, on me l’a cassée avant que je ne naisse. On m’a cassé mes jouets avant Noël. Alors je ne joue pas. Je témoigne pour mes jouets cassés. Ma civilisation passe en jugement et je suis témoin à décharge. Cela ne signifie pas que les témoins à charge aient tort : ils accusent, c’est leur fonction ; je défends, c’est la mienne. Le mal qu’ont commis la royauté, la noblesse, les corporations, il y aura toujours assez de redresseurs de torts pour le dénoncer, et cela est peut-être juste. Mais il serait niais de supposer qu’elles n’ont commis que du mal. Je suis là pour témoigner du bien. »
Cette longue citation montre en quoi Volkoff peut être agaçant – surtout pour une certaine Gauche qui considère que certains auteurs (qu’elle ne lit pas) ne doivent pas être lus en raison des idées « nauséabondes » ou « rances » qu’elle leur prête, souvent de manière inexacte. À l’heure des sacro-saintes (et indéfinies) valeurs de la République (pourtant humiliée quotidiennement par les actes et les propos de ceux qui se veulent ses plus ardents défenseurs), un auteur qui met dans la bouche de son personnage central une défense sans haine ni acrimonie de la monarchie ne peut que déranger. Comme si la France n’était pas avant la République – ou plutôt, n’était que ténèbres, paternalisme et exploitation. À l’heure où l’histoire de France est réécrite idéologiquement, où des pans entiers de ce qui fit la grandeur de la France sont effacés ou traités sous un angle subjectif repentant, Le professeur d’histoire de Vladimir Volkoff ne peut apparaître que menaçant aux tenants du nouvel ordre moral (que nous baptisons « moraline »). D’autant plus quand, au sujet de la République et des parenthèses impériales, il parle de :
« (…) la France chauvine qui prétendait apprendre à vivre aux rois et aux peuples, mais qui ne savait pas distinguer, dans son propre empire colonial, entre les cannibales de l’A.E.F. et les poètes d’Indochine, la France qui a exilé ses princes et persécuté Dreyfus, la France de M. Homais et de (ses) postières hargneuses, la France qui croyait que la fraternité est possible sans la paternité, qu’Abel et Caïn se seraient mieux entendus si, d’un commun accord, ils avaient coupé le cou d’Adam, la France oedipienne de 93. »
La confrontation entre Foncrest et son fils sur leur vision de la France à l’occasion d’une visite théâtrale au prince héritier du trône est passionnante et révélatrice de la complexité et de la richesse de la France, de son histoire et de son peuple.
Toutefois, la visite de Joël à son père n’a pas pour objectif premier de faire sa connaissance, ce n’est pas une visite de courtoisie. Sa mère lui ayant raconté que son père était issu d’une grande famille riche, Joël est venu avant tout emprunter de l’argent pour « payer » un avortement à Marj, tombée enceinte par accident. Et Volkoff d’écrire un grand roman sur la paternité.
Foncrest, du fait de sa foi catholique romaine, ne peut accepter de prêter son concours moral, et encore moins financier, à un acte qu’il réprouve, le considérant comme le meurtre d’un innocent incapable de se défendre. Cependant s’il demande à Joël de réfléchir , s’il va même jusqu’à tenter de convaincre Marj, il ne condamne pourtant pas son fils retrouvé. À travers l’exploration des relations entre Joël et son père d’un côté, Joël et son beau-père de l’autre, puis sans en dévoiler trop, des relations entre Omphale et Foncrest, Vladimir Volkoff questionne la paternité, ses devoirs et ses joies. Et pose la question du sacrifice possible de la paternité, c’est-à-dire de la transmission.
Le professeur d’histoire est un grand roman sur la paternité, la transmission, l’héritage. Filiaux, historiques, politiques, ces engagements humanistes, vecteurs fondamentaux de toute société humaine, sont ceux qui, aujourd’hui (30 ans exactement après la parution du roman) sont remis en question et dangereusement malmenés. L’acuité de Volkoff s’est révélée visionnaire ici. Son roman nourrit une réflexion contemporaine essentielle sur les plans humain, politique et social, et il serait bon de remettre en lice (par une réédition ?) dans ce débat Le professeur d’histoire. Comme le disait Alberto Manguel, « la littérature n’offre pas de solutions, mais elle propose de bonnes énigmes ».
Philippe Rubempré
Vladimir Volkoff, Le professeur d’histoire, Juillard / L’Âge d’Homme 1985, 254 pages, prix selon bouquiniste.