À la frontière ténue entre le récit et l’essai, Eric Schilling offre avec Toro une analyse – et une défense – toute singulière de la tauromachie. N’étant pas aficionado, ce n’est ni ma culture, ni ma région, je ne connaissais de la tauromachie que la fascination qu’elle a exercé sur des talents aussi divers – toute considération esthétique mise à part – que Picasso, Montherlant, Leiris ou Hemingway, ainsi qu’un vieux film hollywoodien dont le titre français est Les Arènes sanglantes (Blood and sand, de Rouben Mamoulian, 1941, avec Tyrone Power, Linda Darnell, Rita Hayworth et Anthony Quinn). La lecture du petit bouquin de Schilling (à peine 150 pages) fut pour moi une découverte, assez déconcertante .
L’auteur, professeur de philosophie, est aficionado par tradition familiale, du côté de sa mère. Son ouvrage tient à la fois de l’essai philosophique, du traité artistique, de la puissance érotique et du récit autobiographique. C’est souvent percutant – je pense aux considérations de Schilling sur le rapport à la cruauté, sur la métaphore taurine de la condition humaine et du sacrifice, ou sur l’érotique de la tauromachie – et parfois déroutant, voire presque incongru à la première lecture – je pense à la relation qu’il fait d’un rapport sexuel entre deux de ses amis que nous qualifierons pudiquement de « tauromachique » (pp. 88-90).
Cette curiosité publiée en 2013 chez Michel de Maule mérite le détour par son approche de la tauromachie à la fois iconoclaste et empreinte de dévotion, replaçant cette passion au coeur du tragique de la vie et lui rendant sa religiosité sacrificielle. Schilling admet parfaitement que la tauromachie puisse écoeurer, rebuter, dégoûter, choquer. Il a su replacer cette tradition dans son contexte et propose une analyse taurine qui interpelle et donne à réfléchir au-delà même de la tauromachie, sans agresser le moins du monde les opposants à la corrida. On me permettra de douter de la réciproque, ces derniers étant intimement convaincus de la légitimité de leur combat (honorable) sans être une seconde à-même d’envisager qu’un autre puisse penser différemment sans être réactionnaire, dangereux, assassin, cruel… Classique défaite de la pensée de plus en plus victorieuse en nos temps d’animalisation, de diabolisation ou de psychiatrisation de ceux qui osent ne pas aller dans le sens du progrès et du bien.
Sic transit gloria mundi… Laissons les bonnes âmes du Bien universel et indiscutable se complaire dans leur certitude et laissons le dernier mot à Jacques Brel.
Philippe Rubempré
Eric Schilling, Toro, Editions Michel de Maule, 2013, 147 p.