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samedi avril 27th 2024

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Leur jeunesse – Bruno Lafourcade

Bruno Lafourcade est un écrivain que nous défendons dans ces pages. Il a été professeur de lettres – histoire en CFA, enseignant donc à des élèves passant un baccalauréat professionnel en alternance. Leur jeunesse est son journal, en écho à Notre jeunesse de Charles Péguy, que Lafourcade cite en exergue :

« Nous sommes les derniers. Presque les avant-derniers. Aussitôt après nous commence un autre âge, un tout autre monde. »

Leur jeunesse, sous-titré « Journal d’un professeur », dévoile une réalité de l’enseignement professionnel en centre de formation pour les apprentis – CFA (les choses sont légèrement différentes en lycée professionnel, quoique les grandes lignes soient hélas identiques) : l’administration y apparaît veule et obnubilée par des impératifs de communication (numérique…) ; les élèves, incultes, souvent illettrés (mais pas analphabètes), curieux selon toutes les acceptions du mot, usant d’un langage plus qu’appauvri… ; et enfin, une galerie de profs qui ne sont pas piqués des vers… On est soulagé de constater qu’il reste des gens qui y croient encore (ou du moins, qui ne courbent pas l’échine) et qui essayent d’instruire leurs élèves contre vents administratifs et marées pédagogistes. Cependant, dans l’ensemble, le constat est désespérant – et recoupe notre expérience du lycée professionnel.

Des générations de jeunes sacrifiées à la sacro-sainte mondialisation « heureuse » (forcément heureuse, puisque Alain Minc, fin analyste de la France et de son destin politique – il soutenait Pécresse aux derniers comices politiciens – vous le dit!) et au néolibéralisme financier, avec la complicité des pédagogos, de Meirieu en Dubet. Instruire, transmettre, appartenir, Être sont devenus des agressions, presque des crimes. Il faut encadrer le « jeune » pour qu’il construise lui-même son savoir. À partir de quoi ? Bonne question, et accessoirement, tant pis pour les milieux défavorisés économiquement et culturellement. Le par cœur ? Inutile, y a Internet…

Foutaises que tout cela ! C’est une inversion de l’éducation et de l’instruction : on ne vise plus à élever le jeune (l’élève : nomen omen) pour qu’il devienne un être libre et responsable ; non, désormais, il s’agit d’empêcher, d’interdire au jeune de devenir libre : il doit devenir un consommateur ignare, liquide, sans consistance, soumis, éternel cocu d’élections Potemkine, pareil à ses semblables, parfaitement interchangeable avec les milliards d’humains métamorphosés en gouttes d’eau dans l’océan du cynisme globalisé, mercantile et utilitariste en marche. En matière d’éducation et d’instruction, le crime n’est pas dans la Réaction.

Lisez Leur jeunesse ; faites-vous une idée du désastre en cours. Goûtez la plume tranchante et délibérément ironique de Bruno Lafourcade. Il a l’art de rendre au lecteur vivante sa propre expérience.

Philippe Rubempré

Bruno Lafourcade, Leur jeunesse, Jean-Dézert Éditeur, mars 2021, 244 p.