Journal d'un caféïnomane insomniaque
jeudi novembre 21st 2024

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Silence du choeur, de Mohamed Mbougar Sarr : une réflexion et une chronique

La tragédie migratoire qui affecte la Méditerranée, l’Afrique et l’Europe depuis un certain nombre d’années maintenant est une tragédie multiple dans ses causes comme dans ses conséquences, et il paraît difficile, hormis aux idéologues de tous les bords, d’avoir un avis tranché sur cette question. C’est d’abord la tragédie d’êtres humains responsables et victimes à la fois de leur destin. Responsables, car ils ont choisi de partir dans l’espoir d’une vie meilleure (le plus souvent illusoire) ou pour toute autre raison qui leur appartient ; victimes des passeurs maffieux, des naufrages, de l’esclavage contemporain (marchés aux esclaves réapparus au grand jour en Libye) et de ce que l’humain est capable de pire face à d’autres humains en état de faiblesse. C’est une tragédie pour les pays de départ, car ne nous leurrons pas, partir coûte cher, très cher, et bien souvent, c’est la jeunesse qui part, la force vive des nations – même si la jeunesse diplômée et indispensable au développement de ces pays est elle pillée légalement par des pays européens en mal de démographie, et s’offrant ainsi à moindre frais des compétences non syndiquées (le patronat est l’un des plus grands défenseurs de l’immigration, et ce n’est ni par générosité, ni par bonté d’âme). C’est enfin une tragédie pour les pays d’accueil, l’Europe et plus particulièrement, la Grèce, l’Italie, l’Espagne et la France. Cette tragédie-là est directement le fruit pourri de la lâcheté, de la veulerie et de l’inculture de nos pseudo-élites (issues en partie – mais en partie seulement – des urnes, assumons nos responsabilités) depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, sur fond de culpabilisation et de repentance éternelles et à sens unique.

Il est en effet trop facile d’apitoyer la populace sur la misère du monde qu’il faudrait soulager (comprenez ma bonne dame, c’est d’not’ faute, après tout, la colonisation, l’esclavage et le reste…), les droits de l’homme (qu’on s’empresse de piétiner pour le moindre centime de pétro-dollar) et tutti quanti, en reléguant systématiquement la moindre critique, la plus petite parcelle d’opposition à du racisme, du fascisme, aux « Zheures-les-plus-sombres-de-notre-histoire » et autres épouvantails mortifères.

Pour dire clairement d’où je parle, je suis un défenseur de l’assimilation et de l’hospitalité, en vertu de l’histoire de la France (et non de la République) et du bon vieux principe « à Rome, fais comme les Romains » . Ceci suppose quelques préalables :

  • on assimile des individus, pas des communautés, encore moins des populations.
  • De plus, le droit à la continuité historique des peuples s’applique d’abord au peuple autochtone, à l’accueillant, en France le peuple français.
  • Enfin, cela suppose que ce peuple français soit maître de son destin, donc souverain (peu m’importe la nature de l’organisation politique), donc libre des injonctions outrageantes et outrageusement antidémocratiques et illégitimes de Bruxelles, par exemple.

Je le réécris, et donc me répète, mais tant pis, ne croyant ni à la hiérarchie des races, ni au développement séparé absolu, une France multiethnique ne me pose aucun problème dans la mesure établie par Charles de Gaulle (« C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine, et de religion chrétienne. » – cité par Benjamin Stora, Le Transfert d’une mémoire, La Découverte, 1999), je suis fondamentalement opposé au multiculturalisme dans lequel nous plonge la mondialisation américano-financière et nos pseudo-élites, encore une fois malgré nous. La mondialisation américaine se heurtera inévitablement à l’impérialisme chinois et au renouveau de l’islam conquérant. À l’échelle d’une société comme la société française, multiculturalisme signifie multi conflits, et pas uniquement sur le mode verbal : regardez les société d’essence multiculturelle, elles sont, parmi les pays en paix sur leur territoire, les plus violentes, et de loin. Le multiculturalisme conduit inéluctablement, de mon point de vue, à la guerre civile et/ou religieuse, qui sont au regard de l’histoire du monde les guerres les plus atroces.

Compte tenu de ce (trop long) préambule, il m’apparaît essentiel que les questions d’identité, de religion, d’immigration soient rétablies dans le débat public de manière ouverte, posée, fondée en faits et en raison, intelligente, non-caricaturale, bref, aux antipodes de nos pratiques actuelles. Pour cela, la littérature, qui comme le disait peu ou prou le cher Alberto Manguel pose de bonnes questions plutôt qu’elle n’amène de réponses prêtes à digérer, permet à la fois de s’engouffrer dans l’œil du cyclone et de prendre du recul.

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Je viens d’achever la lecture du deuxième roman de Mohamed Mbougar Sarr1, intitulé Silence du chœur, qui raconte l’arrivée à Altino, ville moyenne de Sicile sise au pied de l’Etna, de soixante-douze « migrants », soixante-douze raggazzi, au cœur de la population locale. Accueillis par l’association Santa Marta, sorte de GISTI (Groupe d’Information et de Soutien aux Immigrés) tendance catholique, ils sont pris en charge par médecins, prêtre, interprète et autres bénévoles en vue de leur trouver un travail et de préparer le passage devant les commissions en charge de leur octroyer ou non des papiers. L’accueil en population générale est quant à lui tantôt solidaire, tantôt antipathique, parfois indifférent.

C’est dans ce cadre que Mohamed Mbougar Sarr met en scène ses personnages, bien campés, crédibles, ne versant dans la caricature que marginalement et exceptionnellement. Dans cette faune bigarrée s’agitent Toto, médecin qui n’y croit plus beaucoup, l’incroyable curé Bonniano, sacré caractère, et son ami le grand poète silencieux Fantini, Jogoy, l’interprète rescapé d’un précédent naufrage (par qui nous sera transmise la clé du roman), et encore les bénévoles de l’association, Lucia, Clara, Sabrina, la directrice… Plus vindicatifs sont le boucher ou les frères Calcagno, et Maurizio, devenu le phare de la lutte anti raggazzi d’Altino, pour des raisons que vous découvrirez. Toutes ces vies tissent au fil de quelques mois une toile ultra-réaliste caractéristique de ce que peuvent connaître les habitants de Lampedusa, par exemple. Le lecteur est immergé au cœur de la question des réfugiés de Méditerranée, jusqu’à ce que la tragédie s’incarne…

L’amour, la vie, la mort, l’amitié, bref la littérature, imprègnent ce livre parfaitement maîtrisé et composé. Silence du chœur est un excellent roman ; de la littérature et non des gnangnantises gauchistes à prétention sociologique façon Édouard Louis (qui est à peu près tout, sauf un écrivain). L’écriture est remarquable de finesse et de précision. Pour preuve qu’il ne s’agit pas d’un roman à thèse, je ne suis pas en mesure de vous dire avec certitude l’opinion de Mohamed Mbougar Sarr sur son sujet. L’auteur manifeste de l’empathie pour chacun de ses personnages et évite les pièges du manichéisme bourgeois si prompt à laver sa conscience en donnant des leçons tout en omettant sciemment de se remettre en question auparavant.

Avec ce roman, les tragédies évoquées au début de cette chronique croisent le fer en plein maelström, rendant compliquée toute forme de yakafokon sur l’enfer méditerranéen. Revenons à Manguel, constatons que Mbougar Sarr pose de bonnes questions avec le Silence du chœur tout en laissant le champ libre à la méditation, la réflexion et au cheminement de chacun de ses lecteurs. Un grand roman, à la fois contemporain et intemporel.

Philippe Rubempré

Mohamed Mbougar Sarr, Silence du chœur, Présence Africaine Éditions, 2022, 569 p.).

1Lauréat du prix Goncourt 2021 pour son excellent roman La plus secrète mémoire des hommes, paru chez Philippe Rey.