Le dernier stade de la soif – Frederick Exley
Stade qu’on aimerait éviter d’atteindre, dans la mesure du possible. Mémoires fictifs pas si fictifs que ça, même si Exley demande expressément à son lecteur de considérer l’ouvrage comme un roman. Se lit comme un compagnonnage alcoolique, pas désagréable du tout. Nous suivons de loin un pote attachant – mais de loin, car alcoolo chronique et aigu à la fois. Exley est un romancier du mal-être qui cherche à séduire. Pas dénué de passion(s), ni bon à rien. En témoignent sa plume amoureuse des Giants et de la Littérature… cette dernière lui offrant un emploi. Les essences éthyliques alternant avec les internements en hôpital psy offrent à Exley une opportunité de décrire une jungle de personnages caractéristiques de cette Amérique fantasmée des Sixties ; défi relevé avec brio tant par l’écriture « formelle » que par la tenue et la maîtrise du texte de la première à la dernière ligne.
Exley a signé là un des textes probablement les plus représentatifs de l’Amérique des années Soixante, aussi éloigné de la légende dorée que de la légende noire. Intéressant et plaisant, mais de là à crier au génie comme l’ont fait avec précipitation les critiques de médias abonnés au genre marginal, il y a un pas que je ne franchis pas.
Ab hinc… 75
« Je ne suis pas un journaliste de gauche : je n’ai jamais dénoncé personne. » – Guy Debord
Ab hinc… 74
« Le seul crime en politique consiste à avoir des ambitions plus hautes que ses capacités » – Napoléon
La trilogie berlinoise – Philip Kerr
Philip Marlowe chez les nazis. Trilogie comme trois polars diablement efficaces au sein du Reich nazi (1936 L’été de cristal ; 1938 La Pâle Figure) et à sa chute (1946 Un requiem allemand). Les amateurs du genre penseront à Fatherland de Robert Harris, mais ici, point d’uchronie. Le contexte et l’ambiance du Berlin des années Trente sont rendus de manière bluffante. On en respire l’air à la lecture, et ce d’autant plus qu’on s’identifie très vite au héros, Bernhardt Gunther, narrateur s’exprimant à la première personne.
Au cours de ces enquêtes dans les bas-fonds de l’âme humaine, les interlocuteurs sont aussi illustres que détestables, de Heydrich à Gestapo Müller en passant par Arthur Nebe et Hermann Goering. Je ne dirai rien de plus quant aux énigmes de cette trilogie car ce serait déjà en dévoiler trop. Sachez juste que Bernie Gunther est un privé, ancien de la Kripo (Kriminal Polizei, la police criminelle).
Indirectement, à travers ses personnages et notamment celui de Gunther, la trilogie de Kerr pose la question de la responsabilité et du comportement individuels dans un contexte dérangeant à nos esprits éclairés – ici le Troisième Reich, mais pourquoi pas une dictature comme Cuba, au hasard, ou un potentat africain quelconque ? Le mérite de cette trilogie s’incarne dans ce rendu du contexte en vertu duquel vous ne refermerez pas ce livre tout à fait indemne. Kerr soulève les questions ; ses personnages peuvent être des pistes de réponses ; mais vous, qui que vous soyez, comment vous comporteriez-vous ? Vous ne déserterez pas cette question. Et c’est ce qui fait de ces polars une grande oeuvre de Littérature (n’en déplaise aux snobinards qui réduisent le polar à littérature de gare. D’autant plus qu’il est très agréable de lire dans le train, non ?).
Ab hinc… 73
« Nous n’avons le choix qu’entre des vérités irrespirables et des supercheries salutaires » – Emil Cioran