Journal d'un caféïnomane insomniaque
samedi juillet 19th 2025

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Introït

On n’écrit pas parce qu’on a quelque chose à dire mais parce qu’on a envie de dire quelque chose.

E.M. Cioran, Ébauches de vertige, 1979.

 

Notre amie la Gauche – Jean-François Chemain

« Il a été permis de craindre que la Révolution, comme Saturne, dévorât successivement tous ses enfants. »

Pierre-Victurnien Vergniaud, cité par Alphonse de Lamartine dans « Histoire des Girondins« .

Sous-titré « Deux siècles de cléricature », le titre de l’essai de Chemain, Notre Amie la Gauche, résonne ironiquement. Dans ce court livre préfacé par Mathieu Bock-Côté, l’essayiste, ancien professeur d’histoire-géographie, s’essaye à comprendre la Gauche en tant que mouvement Politique avec un grand P (donc par-delà les partis politiques qui émaillent son histoire), sous un angle historique. Des siècles que physiciens, savants et autres génies se sont échinés à découvrir le mouvement perpétuel… la Gauche l’a fait ! Révolutionnaire dans l’âme, visant à changer la nature de l’Homme (ce qui est d’essence totalitaire de mon point de vue), la Gauche avance toujours plus à gauche et abandonne à droite – voire à l’extrême droite – ses anciens camarades de lutte.

Jean-François Chemain constate – et démontre – que la Gauche a pris la place de l’Église catholique sur le contrôle moral de la société, constituant ainsi une nouvelle cléricature tenant lieu de clergé, elle aussi avec ses propres clercs politiques, universitaires, culturels, artistiques, médiatiques. En effet, nombre de révolutionnaires de 1789 étaient issus du clergé, et comment ne pas penser aux Évangiles avec les idéaux de justice sociale ou d’égalité ? Mais Chemain constate aussi avec Chesterton que ces « idées chrétiennes [sont] devenues folles », et s’affranchissent aisément du réel, quoi qu’il en coûte. Ainsi, à titre d’exemple, il est toujours reproché à Augusto Pinochet les 3 000 morts de sa dictature, mais rien sur le génocide cambodgien pourtant concomitant… Il est vrai que la prise de pouvoir des Khmers rouge a été saluée comme une libération par Le Monde (L’Immonde ?), et qu’elle n’a conduit qu’à environ 2 millions de morts… Pour la Gauche, le réel doit se plier à l’idéologie, et si l’idéologie ne fonctionne pas, c’est qu’on a pas été assez loin dans la mise en œuvre de l’idéologie. Fuite en avant perpétuelle aux conséquences tragiques, l’Histoire en regorge. Chemain conteste justement l’excuse de l’idée généreuse à tous les excès de la Gauche, et dénonce le deux poids deux mesures pratiqué vis-à-vis de la droite (elle-même faisant volontiers montre de lâcheté, de veulerie et de pusillanimité).

Chemain n’est pas neutre (il publie dans une maison d’édition catholique et de qualité, mécréant dixit), cependant il est honnête intellectuellement. Il est modeste et ne prétend pas connaître, savoir ou incarner le Bien, le Bon, le Vrai : de ce point de vue, il n’est de facto pas de gauche. Il se demande d’ailleurs en fin d’ouvrage comment passer outre ce magistère « moral » étouffant, après s’être interrogé : pour qui se prennent-ils ? qu’est-ce qu’ils croient ? qu’est-ce qu’ils font ? pour qui nous prennent-ils ? qu’est-ce qu’ils veulent ? pourquoi tant de haine ?

La Gauche notre amie est un court essai politco-historique engagé et critique, mais, je le répète, honnête. Les politiciens de gauche devraient s’en emparer et lui répondre sur le fond. Las ! Il sera au mieux « extrême-droitisé », au pire totalement ignoré… en attendant le goulag 2.0 ? Nous ne sommes pas en accord avec tous les points de l’analyse produite par Jean-François Chemain, mais cette analyse est stimulante, donne à réfléchir et invite à une remise en question pertinente ; elle devrait donc être versée au débat public. Il semble que pour critiquer la Gauche en France et obtenir un relais médiatique conséquent, il faille être soi-même de gauche (cf le très éclairant – et effrayant – essai consacré à La France insoumise et à Jean-Luc Mélanchon et son entourage, La Meute, de Charlotte Belaïch et Olivier Pérou, journalistes notamment à Libération et au Monde, paru chez Flammarion au printemps 2025).

Je laisse Chemain conclure sur l’appréciation de la réalité et de l’idéologie par nos amis de Gauche :

« Ils ne craignent guère, les clercs utopistes, que leurs élucubrations soient démenties par les faits, tant les tentatives de mise en œuvre en sont exceptionnelles. Car le problème n’est pas l’utopie en tant que telle, mais la prétention de certains à la mettre en œuvre, qui est toujours vouée à l’échec. C’est le destin de l’utopie : l’idée est belle, mais elle échoue sur la réalité cruelle et ne peut être poursuivie que par la plus extrême violence. Ce dont on ne lui tient jamais rigueur, d’une part parce que l’idée était belle, d’autre part parce que ce sont toujours les clercs qui racontent l’Histoire. Ainsi l’homme de gauche dédouane-t-il systématiquement la gauche de tous ses crimes en affirmant que ce n’est pas l’idée qui était en cause, mais son imparfaite mise en œuvre. La faute à tous ceux qui lui ont mis des bâtons dans les roues. »

J.-F. Chemain, pp. 45-46.

Philippe Rubempré

Jean-François Chemain, La Gauche notre amie. Deux siècles de cléricature, préface de Mathieu Bock-Côté, Éditions Via Romana, 2025, 117 p.

Stephan Eicher – Sébastien Bataille

« […] Stephan Eicher est un électron libre sans frontières, ni linguistiques ni musicales. […] un artiste insaisissable, inclassable, incapable de se répéter, devenu la plus européenne des stars du rock […]. »

Sébastien Bataille, p.14.

Après Jean-Louis Murat l’Auvergnat et Hubert Félix Thiéfaine le Jurassien, Sébastien Bataille est de retour avec une nouvelle biographie musicale, clôturant sa trilogie « Ours des montagnes », avec Stephan Eicher, l’« Helvète underground » (surnom renvoyant autant aux débuts du chanteur suisse dans le milieu underground qu’au célèbre Velvet emmené par Lou Reed et à… Alain Bashung, dont l’album Passé le Rio Grande s’ouvre sur le titre « Helvète underground »). Il s’agit aussi, précisons-le, de la première biographie consacrée à Stephan Eicher.

Tout comme pour Animal en quarantaine, sa biographie de Thiéfaine, Bataille offre un travail fouillé, riche de témoignages, et critique. Ce qui tombe bien, de la part d’un critique musical… Il ne verse ni dans le sensationnel, ni dans la louange, ni dans l’exécution. Cet équilibre sain autorise les néophytes qui, comme votre serviteur, ne connaissent de Stephan Eicher qu’un ou deux tubes entendus ici ou là à la radio, à se faire une opinion affinée et à se laisser convaincre.

Du chanteur suisse aux origines yéniches, nous retiendrons une sincérité totale et une propension à se laisser porter par les vents de l’instant, sans calcul. Sa carrière s’étoffe de nombreuses collaborations, dont celle avec l’écrivain Philippe Djian depuis un grand nombre d’années, et qui a débouché sur des tubes tels que « Rivière » ou « Déjeuner en paix » ; ou celle avec l’écrivain suisse Martin Sutter (dont je vous recommande la lecture, notamment celle des aventures de son gentleman cambrioleur Johannes Friedrich von Allmen), auteur de trois titre sur l’album Eldorado.

D’une plume agréable, Sébastien Bataille nous invite à la (re)découverte de Stephan Eicher, avec une force de conviction qui suscite notre curiosité mélomane. Après lecture, il me tarde de plonger dans l’univers de l’helvète underground en commençant par Hôtel.S, son « best-of », et ses deux chefs d’œuvre, Engelberg et Carcassonne.

Philippe Rubempré

Sébastien Bataille, Stephan Eicher, préface de Rodolphe Burger, Éditions de L’Archipel, juin 2025, 299 p.

Lectures juin

  1. L’Éternité à deux – Axel
  2. School girls #3 – Nill
  3. La Chambre de verre – Axel
  4. La Pharmacienne – Igor & Boccere, d’après Esparbec
  5. Aphrodite – Pierre Louÿs
  6. Pierre Gauvin (1903-1951) Officier de la Coloniale – Nicolas Couvrand
  7. La Petite Fasciste – Jérôme Leroy
  8. Le Sucre – Marc Obregon
  9. Le Bruit et la Fureur – William Faulkner
  10. Synthèse de l’art européen de la Renaissance à la Seconde Guerre mondiale – Émilien Vieu
  11. Chambre 121 (L’intégrale) – Igor & Boccère
  12. Objectif 23 – Aurélien Chrétien
  13. La Maison – Emma Becker
  14. La Meute. Enquête sur la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon – Charlotte Belaïch & Olivier Pérou
  15. L’Institutrice – Bruce Morgan
  16. Nouvelles incorrectes d’une Afrique disparue – Bernard Lugan

Échec et mat au Paradis – Sébastien Lapaque

« Cette rencontre que j’aurais aimé imaginer à Belo Horizonte, en septembre 1940, a donc réellement eu lieu, sur les hauts plateaux du Minas Gerais, un jour de l’été austral, en 1942. En janvier, plutôt vers la fin d’après les recoupements des chercheurs brésiliens qui ont reconstitué l’emploi du temps de Stefan Zweig avant son suicide. Très peu de jours, donc, avant sa mort, son renoncement à la vie. »

Sébastien Lapaque, pp. 44-45.

Le 23 février 1942, à Petropolis, dans l’état de Rio de Janeiro, au Brésil, l’écrivain Stefan Zweig se donnait la mort en compagnie de sa seconde épouse Lotte. Autrichien et juif, il avait fui l’Autriche et le nazisme pour la Grande-Bretagne, notamment, d’où, devenu suspect avec la déclaration de guerre en septembre 1939, il s’est exilé en Amérique du Sud, quittant définitivement sa chère Europe. « Adieu, vieille Europe, que le Diable t’emporte… », dirait Claude Rich dans Le Crabe-Tambour de Pierre Schoendoerffer… La veille de son suicide, Zweig laissait une lettre d’adieu dans laquelle il écrivait notamment :

« […] je pense qu’il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde. » (je souligne).

Quelques temps auparavant, début 1942, l’écrivain en exil rend visite à Georges Bernanos en sa retraite de la Croix-des-Âmes, à Barbacena, état du Minas Gerais, 215 kilomètres de Petropolis environ. Que vient faire l’écrivain juif Stefan Zweig chez l’(ex)-maurrassien catholique Bernanos ? C’est tout le travail d’enquête de l’auteur de ce livre palpitant.

Avec Échec et mat au Paradis, Sébastien Lapaque s’engage dans un voyage au long cours dans les pas de Zweig et Bernanos au Brésil ; il y effectue plusieurs voyages ; apprend la langue portugaise ; rencontre témoins et descendants… et parvient à retracer une histoire et à recréer un dialogue, dont il n’existe nul stigmate, entre l’intransigeant catholique Bernanos et l’Européen juif Zweig, deux idéalistes à leur manière, dont la rencontre sublimera les différences.

Plume racée, récit admirablement composé, conté de voix de maître et suscitant l’envie folle de se (re)plonger dans les œuvres de Stefan Zweig et Georges Bernanos.

Philippe Rubempré

Sébastien Lapaque, Échec et mat au Paradis, Actes Sud, septembre 2024, 336 p.

Un cœur pur – Maxime Dalle

« À peine échappés de notre hôtel, je sens la présence de l’ange gardien de Milou et de son gentil petit diable alcoolique. Archibald […] semble porter une tour de Pise branlante. Son sac bleu dégueule de partout. Le coquin rêve déjà de bière glacée. Je la vois scintiller dans ses yeux. Shylock, quant à lui, avance fièrement en tête de cortège comme le capitaine Haddock au départ de l’ascension. Nous sommes sous la protection de notre imaginaire et rien, pas même le migou, ne nous arrêtera. »

Maxime Dalle, p. 99.

Maxime Dalle est un jeune aventurier littéraire et intrépide, entre autres cofondateur de la gazette Raskar Kapac ou marin dans le sillage de Jean Bart en pleine pangolinite aiguë. Dernier forfait en date : partir sur les traces de Tintin au Népal, non en compagnie d’Haddock à la recherche de Tchang, mais avec deux amis, Archibald et Shylock. La joyeuse confrérie s’engage dans les pas d’un cœur pur, capable de tout abandonner séance tenante sur une intuition pour voler au secours d’un ami.


Plus qu’une relation de voyage, Un Cœur pur est une ode à l’Amitié avec un grand A ; Amitié vécue lors du périple népalais ; Amitié idéalisée à travers les duos hergéens Tintin / Haddock d’une part, Tintin / Tchang de l’autre ; Amitiés remémorées dans une première partie aux accents autobiographiques… Chez Maxime Dalle, l’Amitié s’éprouve dans l’Aventure, à hauteur d’enfant, à bord du Pink Floyd commandé par le capitaine Patrick Tabarly, ou à l’assaut de l’Himalaya en compagnie d’Archibald et Shylock.


Le cœur pur, c’est bien sûr Tintin dans son périple tibétain ; c’est encore Haddock qui contre vents et marées (et contre lui-même) soutient son ami, quoi qu’il lui en coûte ; c’est aussi celui qui, à l’heure de la globalisation ultra individualiste et omniconnectée, résiste à la marchandisation et à la technicisation à outrance du monde qui nous enserrent dans leurs toiles virtuelles et en même temps ô combien concrètes. Le cœur pur, dans ce contexte, est celui qui promeut et défend des valeurs et des principes vrais – Amitié, Famille, Liberté, Aventure, Vie – non pas par la propagande, la publicité ou le prosélytisme, mais simplement en Étant. En vivant en conformité avec ses idéaux dans la mesure du possible. « Des faits et non des mots », écrivait le général Bigeard dans ses mémoires (De la brousse à la jungle, éditions du Rocher, 2002).


Maxime Dalle, à n’en pas douter, aspire à être un cœur pur, et nous invite à emprunter ce chemin. Laissez-vous séduire par la plume enjouée, et parfois facétieuse, de ce trentenaire pour qui le verbe Vivre se conjugue avec une majuscule !

Philippe Rubempré

Maxime Dalle, Un Cœur pur. Sur les traces de Tintin au Népal, Éditions Herodios, 2025, 178 p.

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