Journal d'un caféïnomane insomniaque
dimanche avril 28th 2024

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D’extrême droite, vraiment ?

Dans une charge parue au printemps dernier, le journaliste (de gôche) François Krug tente de démontrer, sans toutefois se référer à leurs œuvres au-delà de l’anecdotique, que Tesson, Houellebecq et Moix seraient pour le moins liés à l’extrême-droite… et leurs lecteurs par capillarité ? Nous avons testé…

Au printemps 2023 a paru au Seuil un essai intitulé Réactions françaises, sous-titré « Enquête sur l’extrême droite littéraire » et consacré à trois poids-lourds de l’édition française contemporaine, Michel Houellebecq, Sylvain Tesson et Yann Moix. Enquête exclusivement à charge, elle vise à montrer que ces trois écrivains ont été a minima proches ou compagnons de route de l’extrême droite (qui n’est bien entendu jamais définie…), et horresco referens, qu’ils en croqueraient toujours subrepticement. Ce réquisitoire planqué sous le masque d’une enquête journalistique objective est signé du journaliste indépendant François Krug, qui selon les dires de son éditeur « collabore régulièrement au Monde et à son magazine M, après avoir été journaliste politique et d’investigation pour le site Rue89 » : un gage d’indépendance et d’objectivité, en effet…

Houellebecq soutien discret de l’Action française, Tesson proche des identitaires et de la Nouvelle Droite, Moix et ses bandes-dessinées antisémites… Sans jamais que ne soit définie l’extrême droite, on comprend entre les lignes qu’elle représente aux yeux de l’auteur tout ce qui critique le libéralisme et la social-démocratie sans être d’obédience marxiste ou post-marxiste, et qu’elle est automatiquement associée aux heures les plus sombres, avec son cortège de réactionnaires, de racisme, d’antisémitisme, de violences inavouables. Deux de ces écrivains, Houellebecq et Tesson, ont en commun d’être ou d’avoir été critiques de l’Europe, du progressisme laïc (à sens unique, anti-chrétien exclusivement) et obligatoire, de l’immigration, de l’islam, du festivisme (Philippe Muray) totalitaire, de la démocratie telle qu’elle ne va pas, de lire et apprécier des écrivains maudits, et, pour Tesson au moins, de ne pas s’excuser. Même si Houellebecq se compromet minablement pour éviter les (nouveaux) procès, n’assumant pas ses opinions, certes iconoclastes et provocatrices (un peu), néanmoins parfaitement légitimes et légales (M. H. a déjà affronté un procès pour ses propos sur l’islam dans les années 2000, qu’il a heureusement gagné1). Le troisième larron, Yann Moix, s’est rendu coupable d’antisémitisme virulent dans sa jeunesse. Même si Moix est depuis allé à Canossa en se vendant à La Règle du Jeu de Bernard-Henri Lévy, il n’en a pas moins signé la pétition de Paul-Éric Blanrue en faveur de la liberté d’expression du négationniste français Vincent Reynouard2… avant il est vrai de retirer courageusement sa signature3. Difficilement pardonnable… Il en est sans doute des antisémites comme des keupons, un jour = toujours4.

La question se pose donc de l’objectif, ou des objectifs, d’une telle enquête par un journaliste indépendant dont l’honnêteté intellectuelle ne peut qu’être exemplaire, puisqu’il a collaboré avec LE journal de référence (celui qui soutenait les Khmers rouges5, publiait une pétition en soutien à des pédophiles6 et diffamait Dominique Baudis7 sans vergogne). Le premier objectif, avoué, est d’informer sur ces écrivains portés au pinacle par les lecteurs et une large partie des cendres de la critique littéraire : attention bonnes gens, vous croyez lire des écrivains bien sous tous rapports, mais en réalité ce sont des fachos zombies qui vous intoxiquent insidieusement… Le second objectif, bien réel celui-là, est de nuire à la carrière et à la réputation de ces écrivains, si possible à leur portefeuille, en dissuadant par l’opprobre moral leur emploi, leur lecture, leur publicité.

Mon objectif n’est pas de défendre ces écrivains, ils n’ont pas besoin de moi pour cela. De ces écrivains, je n’apprécie vraiment que Sylvain Tesson, dont j’ai lu un certain nombres de livres et dont je suis l’actualité éditoriale. Houellebecq, que j’ai lu aussi jusqu’à la parution de Soumission, a écrit à mes yeux un roman extra-lucide sur notre monde, Extension du domaine de la lutte8, et depuis nous pond régulièrement une resucée thématique de son premier opus ; son non-style n’est pas pour moi compensé par sa lucidité et sa pertinence ; ni son statut contesté de grantécrivain national du temps, ni ses provocations ne suffisent à en faire un de mes écrivains de référence. Enfin, je n’apprécie pas Moix. Ses chroniques du Figaro littéraire m’ont laissé de marbre ; ses prestations médiatiques de poseur suintant le mépris et la supériorité m’exaspèrent ; ses prises de position me navrent le plus souvent ; ceci explique sans doute pourquoi je fuis son œuvre littéraire (sans doute à tort) et cinématographique (dix minutes de Podium m’ont suffi pour un jour et pour toujours). Mon objectif n’est donc pas de défendre ces écrivains mais d’interroger la liberté du lecteur, celle de l’écrivain étant acquise (publié ou non, un écrivain qui veut écrire écrit9) : peut-on, a-t-on le droit de lire des écrivains mal-pensants ? Peut-on publier des écrivains (dits) d’extrême droite, quand bien même leurs œuvres ne seraient pas politiques ? Le talent justifie-t-il tout ?

Qu’on ne se méprenne pas, Monsieur Krug est tout à fait libre de critiquer les accointances de qui il veut avec ce qu’il appelle l’extrême droite sans jamais la définir ; je suis pour une liberté d’expression totale dans les limites de l’appel à la violence et de la calomnie10, ce qui ne concerne en aucun cas l’essai de Krug. En revanche, l’honnêteté intellectuelle n’est pas négociable. Or, quelle est-elle dans un procès à charge ? Quelle est-elle quand l’auteur fonctionne par sous-entendus, de crainte d’un procès en diffamation sans doute ? Quel procédé malhonnête ! Et aussi un peu lâche, soit dit en passant… La défense n’a pas la parole dans l’enquête de François Krug ; aucun rayon de soleil ne vient éclairer les âmes grises de ces trois écrivains qu’on voudrait nous faire croire d’extrême droite ; encore une fois, une extrême droite largement fantasmée, que l’auteur se garde bien de définir. Insinuez, insinuez, il en restera toujours quelque chose ; une mortification indélébile dont on ne peut se défaire puisque l’accusation est insidieuse : y répondre la légitime ; ne pas y répondre la justifie. Et vice versa. À la mode il n’y a pas de fumée sans feu. Tesson apprécie Jean Raspail11 et Homère ; il a été, aux dires de sa compagne de l’époque l’écrivain Bénédicte Martin, touché par le suicide de Dominique Venner12 : c’est donc un identitaire d’extrême droite. Quod erat demonstratum. Et moi qui lis et apprécie Aragon, je suis un Stal, comme chacune des chroniques ici publiées le montre ?

Ma bibliothèque comprend sur un même rayon Bloch13 et Rebatet14 : ma sympathie va-t-elle à l’historien juif et résistant ou à l’infâme collabo ? Et si j’apprécie leurs œuvres respectives (ce qui est le cas), suis-je un affreux facho, un historien qui dispose de sources variées ou un lecteur goûtant le talent de plume de ces deux écrivains ? Ou peut-être suis-je cumulard ? Je dispose également des livres du Comité invisible15, du Manifeste du Parti communiste16, et des romans d’Alain Damasio17 : suis-je d’extrême gauche, black blocs compatible ? Je lis l’œuvre de Dominique Venner18, qui pose de bonnes questions à mon sens, et celle de Guillaume Faye19 : suis-je pour autant identitaire fasciste, un néo-païen tendance néo-nazie, un gros beauf raciste bas de plafond20 ? Tout ceci est pourtant contradictoire avec ma collection d’essais (une petite dizaine environ) d’Alberto Manguel , écrivain juif, canadien d’origine argentine, homosexuel et père de famille, que je tiens en très grande estime21. Ma revue de presse quotidienne commence par le très bobo L’Obs et se termine par le national-catholique Nouveau Présent : suis-je progressiste ou réactionnaire ? J’arrête ici mon petit jeu qui devient lassant voire ridicule, mais je pense que le message est clair : lire, apprécier un auteur, un écrivain, un artiste, un titre de presse ne signifie pas forcément adhérer. L’esthétique et le style ont largement leur place dans ces choix, surtout en littérature. La curiosité aussi.

Par ailleurs, à rebours de ce que François Krug semble reprocher à Tesson22, on ne choisit pas l’éducation qu’on reçoit, et respecter ses parents ne signifie pas faire ou penser comme eux. On choisit a contrario ses amis, ce qui ne signifie pas non plus qu’on pense comme eux. L’amitié est un sentiment noble ; jamais je ne me fâcherais avec un ami pour des questions politiques, ou alors, ce n’était pas vraiment un ami. Celui qui n’est plus ton ami ne l’a jamais été, écrivait à juste titre Aristote… L’ami est celui sur qui vous pouvez compter en tout temps et en tout lieu,semper fidelis ; celui qui vous dit la vérité plutôt que de vous flatter, pas nécessairement celui qui pense comme vous. La véritable amitié ne se vit pas au sein d’une secte de pensées communes, ni au sein d’un clan qui vous adoube ; la véritable amitié se suffit à elle-même et ne s’explique pas. Elle est. Gratuite et éternelle. « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Que Houellebecq éprouve ou manifeste de l’amitié (ou plus exactement de la sympathie) à l’égard de personnes membres ou proches de l’Action française ne fait en aucun cas de lui un maurrassien ou un royco.

Cet essai aurait pu être intelligent. François Krug a choisi de le composer en dénonçant de manière aussi pavlovienne qu’infondée l’éternelle hydre d’extrême droite (mais qu’est-ce que l’extrême droite ? Nous ne le saurons jamais dans cet essai) qui tenterait de nous séduire par l’entregent de Tesson, Moix ou Houellebecq, autant de fruits défendus offerts à Ève (la populace inculte et faible, qui ne sait pas ce qui est bon pour elle) par le serpent (l’extrême droite réactionnaire, raciste et complotiste, qui rappelle les heures les plus sombres, etc.)… Une critique littéraire de ces écrivains eut été tellement plus intéressante ! Méritent-ils tant d’éloges ? Sont-ils surfaits ? Auront-ils leur place dans le panthéon de la Littérature, celle devant laquelle, même quand on n’apprécie pas l’œuvre ou son auteur, on ne peut que s’incliner ? Plutôt que de leur faire un procès en sorcellerie, pourquoi ne pas interroger l’influence réelle de ces écrivains sur le temps et la société ? Les lecteurs de Tesson se sont-ils mués en néo-païens d’extrême droite ? Je suis curieux de connaître le résultat de l’écoute d’Un été avec Homère23 sur les auditeurs de la wokiste France Inter…

Pour ce qui me concerne, il est évident que le talent prime tout. Il serait ridicule pour ne pas dire criminel de se priver de Céline ou d’Aragon en raison de leurs prises de position politiques. Le fait que Malcolm Lowry ait vraisemblablement cogné sur sa secrétaire un jour de cuite (ce qui explique selon sa notice Wikipédia son exil au Canada en 1940) ne justifie en rien qu’on nous interdise la lecture d’Au-dessous du volcan24, pas plus que le cruel engagement de Brasillach pendant la Seconde Guerre mondiale ne justifie qu’on nous prive de sa poésie, de ses essais ou de ses romans. Si penser ainsi fait de moi un lecteur d’extrême droite aux yeux de Monsieur Krug et ses sectateurs, ainsi soit-il. Cela ne m’empêchera pas de dormir. Mais je crois, j’affirme, je persiste et je signe, que ET Sylvain Tesson, Michel Houellebecq, Yann Moix ET François Krug (qui n’en a objectivement pas le talent) doivent pouvoir publier leurs œuvres, être lus, appréciés et critiqués, même vertement.

Philippe Rubempré

François Krug, Réactions françaises. Enquête sur l’extrême droite littéraire, Seuil, mars 2023, 223 p., 19,90€.

1https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/10/22/poursuivi-pour-injure-michel-houellebecq-est-relaxe_295252_1819218.html

2Épisode qui fait l’objet du chapitre 9 « Yann Moix signe une pétition », p. 137 et sq. La pétition en question se démarque clairement des positions négationnistes de Reynouard mais milite en faveur de leur libre expression, tant qu’elles relèvent du champ des idées.

3Je souligne ici non une hypothétique acceptabilité des thèses négationnistes qui m’apparaît, plus encore que criminelle, profondément imbécile, mais la versatilité et l’inconséquence de Yann Moix. Ce genre d’inconsistance est parfois plus grave que la connerie. Je revendique par ailleurs ouvertement mon opposition de principe et de fait aux lois mémorielles, quelles qu’elles soient : historien de formation, je considère que l’État n’a pas à décider de ce qui est vrai ou non. L’archéologie, les sources, les recherches historiques et la confrontation des thèses permettent de dégager une histoire factuelle, et des interprétations vraisemblables, à défaut d’être LA Vérité historique. La partialité assumée et la réalité tronquée imposée de manière dégueulasse et inique par la loi dite Taubira sur la mémoire de l’esclavage le prouvent s’il en était besoin. Et Katyn… C’est le propre du totalitarisme sous toutes ses multiples formes de vouloir réécrire l’histoire selon son intérêt. Orwell a déjà tout dit, et autrement mieux que je ne saurais le faire, dans son roman 1984.

4En référence au refrain des Sales Majestés « Keupon d’un jour, keupon toujours » (Punk un jour, punk toujours) : https://lessalesmajestes.bandcamp.com/track/keupon-dun-jour

5Cf Michel Legris, Le Monde tel qu’il est, Plon, 1976.

6https://www.lemonde.fr/archives/article/1977/01/26/a-propos-d-un-proces_2854399_1819218.html

https://www.liberation.fr/checknews/2020/01/02/matzneff-les-signataires-d-une-petition-pro-pedophilie-de-1977-ont-ils-emis-des-regrets_1771174/

7Frantz-Olivier Giesbert, « Edwy Plenel, notre grand tartuffe national », in La Revue des Deux Mondes, avril 2021: https://www.revuedesdeuxmondes.fr/edwy-plenel-notre-grand-tartuffe-national/

8Éditions Maurice Nadeau, 1994.

9Nabe et Renaud Camus, pour prendre deux exemples provocateurs, ont toujours publié, même après avoir été dégagés des maisons d’édition ayant pignon sur rue.

10Nous considérons également la vie privée comme une limite valable à la liberté d’expression, cependant à la condition sine qua non que l’intérêt général ne soit pas en jeu.

11Cf chapitre 5 « Sylvain Tesson, les débuts d’un aventurier » p. 75 et sq.

12Épisode relaté au début du chapitre 10 « Sylvain Tesson, héros de la Nouvelle Droite », p. 151.

13Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Quarto Gallimard, 2006.

14Lucien Rebatet, Le dossier Rebatet : Les Décombres – L’inédit de Clairvaux, Édition établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon, préface de Pascal Ory, Bouquins – Robert Laffont, 2015.

15L’insurrection qui vient ; À nos amis ; Maintenant, La fabrique éditions, respectivement 2007, 2014, 2017.

16Karl Marx, Le Manifeste du Parti communiste, 10/18, 1962.

17Je dispose en poche ou en volume des trois romans « adultes » d’Alain Damasio, La Zone du dehors ; La Horde du Contrevent ; et Les Furtifs.

18Là aussi, je possède un certain nombre d’ouvrages de Dominique Venner comme Un Samouraï d’Occident, Le Choc de l’Histoire ou Le Cœur rebelle, ainsi que des essais consacrés à l’auteur et son œuvre, notamment Dominique Venner À l’aube de nos destins, sous la direction de Solenn Marty, paru pour le dixième anniversaire de sa mort à la Nouvelle Librairie.

19Notamment son maître essai L’Archéofuturisme, reparu en 2023 dans une coédition Institut Iliade / L’AEncre.

20Toute personne un tant soit peu honnête qui a lu Venner ou Faye n’ignore pas que ce serait là des accusations fantaisistes si elles n’étaient pas diffamatoires…

21Et auquel je me réfère très régulièrement dans ces pages, tout comme à Dominique Venner, par ailleurs.

22À partir de la page 86, pour les parents de Sylvain Tesson.

23https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/un-ete-avec-homere

24Le Club français du livre, 1959. Réédition Gallimard, collection Folio, [1973] 2021.

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