L’actualité déclinante a incité nombre de personnes à relire qui La Peste d’Albert Camus, qui Le Hussard sur le toit de Giono ou encore Nemesis de Philip Roth. Il faut ajouter à cette liste L’Aveuglement du Prix Nobel de Littérature portugais José Saramago.
Un homme au volant de sa voiture attend au feu rouge. Devenu subitement aveugle, il ne verra jamais le feu passer au vert, créant ainsi une belle pagaille. Raccompagné chez lui par un autre homme, il consulte un ophtalmologue. Ce dernier ne voyant aucune lésion justifiant un aveuglement soudain s’inquiète. Revenu chez lui, il devient à son tour aveugle et prévient les autorités. Cette épidémie de cécité, que les autorités ont surnommée « le mal blanc », gagne le pays à grande vitesse. Il est donc décidé d’enfermer les aveugles dans des lieux dédiés, confinés sous peine de mort jusqu’à la découverte d’un remède. Imaginez deux cents aveugles enfermés dans un ancien asile psychiatrique insalubre, sous la menace permanente d’une troupe de soldats, mal approvisionnés en nourriture, dans une hygiène sans nom, et vous avez là la quintessence de la nature humaine qui se révèle.
L’Aveuglement est un très grand roman, non par la métaphore politique de la tyrannie, non plus par le réel qui le rattrape et lui confère une puissance d’une autre dimension, mais car il est un révélateur de la nature humaine. De la nature humaine, de sa permanence, de son intangibilité. Saramago nous fait comprendre avec finesse que les sectateurs du progrès de l’Homme, voire de l’avènement d’un homme nouveau (notamment tous les -ismes hérités des deux siècles passés, socialisme, communisme, fascisme, nazisme, internationalisme, mondialisme et toutes leurs variantes et descendances), se trompent sur la nature humaine, qui ne change pas. En réduisant la population d’un pays à la cécité, l’écrivain met en lumière la nature biologique et sociale profonde de l’Homme, celle qui explique que les sociétés humaines se sont bâties en civilisations ; que l’éducation et l’instruction des enfants sont nécessaires… et que Rousseau a tort, l’Homme ne naît pas bon, et ce n’est pas la société, pas seulement la société, qui le corrompt. La réalité de la nature humaine, à l’oeuvre de tout temps et en tout lieu, nous saute aux yeux à la lecture de L’Aveuglement, invitant à un peu de modestie et d’humilité dans notre rapport au monde.
José Saramago joue avec l’enfermement lié à l’épidémie galopante de cécité, et avec les conditions effroyables de cet enfermement, pour éclairer la réalité de cette nature humaine prise en étau entre l’éducation reçue et l’instinct de survie. Enveloppant son lecteur dans son style très personnel, maniant le discours indirect libre comme un mousquetaire sa rapière, il lui procure la sensation d’être un de ces aveugles. Saramago maîtrise l’art de faire passer les sensations par le truchement de la langue, ainsi des bruits, des odeurs, des sensations corporelles… Il rappelle en cela certains passages du Kaputt de Malaparte, sur les charognes, les cadavres, les odeurs…
L’Aveuglement est enfin un roman qui témoigne métaphoriquement de l’impuissance des hommes et de ceux qui les gouvernent, face à une nature qu’ils exploitent au-delà d’une saine complémentarité, sans vergogne si le pillage s’avère sonnant et trébuchant. Plus qu’un roman, L’aveuglement est un apologue tragique, à la fois politique et philosophique, à méditer sans modération.
Philippe Rubempré
José Saramago, L’Aveuglement, Éditions du Seuil, 1997, 303 p.