« La liberté d’expression, déjà peu éloquente, sera soumise à des instances supranationales paritaires et indépendantes. L’Homme nouveau devra répudier son passé en bloc et publiquement, son puçage est en cours. »
Tendre est ma Province, p. 206.
Chroniqueur nostalgique des plaisirs démodés, Thomas Morales ensoleille notre grisaille quotidienne en rendant un hommage mérité à sa tendre Province, à l’heure où le provincial, ce plouc réactionnaire, est brocardé, stigmatisé, conspué et voué aux gémonies par tout ce que ce bas monde compte de progressistes ouverts et tolérants…
Comme souvent chez Monsieur Nostalgie, les chroniques sont autant d’allers-retours géographiques, cinématographiques, gastronomiques, musicaux, littéraires vers une destination merveilleuse. La Province de Thomas Morales ne se lit pas (que) sur une carte IGN, mais dans l’âme et le cœur. L’écrivain s’y dévoile pudiquement, au gré d’une jeunesse d’enfant unique et de souvenirs de famille, et nous tend un miroir déguisé en rétroviseur vers des temps où nous étions plus libres à tant de points de vue, et où un président de la République pouvait intimer l’ordre de cesser « d’emmerder les Français ». L’exact contraire d’aujourd’hui, où le jeu semble être à qui nous emmerdera le plus, le mieux, le plus profondément, le plus machiavéliquement…
La Province de Thomas Morales réconforte comme un whisky au coin de la cheminée un soir de tempête hivernale. C’est une Province gastronomique qui fleure bon le pâté de tête et le sancerre. La compagnie y est charmante ; le bistrot a ses habitués, de Noiret à Philippe de Broca en passant par Marielle, Rochefort, et bien entendu l’animal Bébel. On y chante en chœur Brassens, on entonne guillerets et tristes les refrains de Nino Ferrer et de Mort Schuman, on danse langoureusement sur du Bill Withers. Tout était plus libre dans la Province de Thomas Morales, les écrivains, la télé, les femmes, les voitures. Tout était plus beau aussi… « Il est toujours joli / Le temps passé », même quand on n’a pas cassé sa pipe comme Tonton Georges.
Chacun peut se reconnaître dans la Province de Morales, notamment ceux qui furent élevés dans les années 1970-1980, décennies charnières avant la bascule dans la grande dépression contemporaine, soignée à la moraline et aux injonctions contradictoires. Il faut offrir ce livre aux jeunes générations ; elles qui lisent moins goûteront l’art de la chronique, cette forme courte et percutante, que Morales manie comme Cyrano tire sa rapière. Leur offrir aussi une plongée dans une époque récente dans laquelle il était possible de vivre et d’être heureux, d’exister sans être ni victime, ni donneur de leçon, et qui sait, leur donner l’envie de retrouver un avenir commun joyeux, enthousiasmant – non repentant et (dé)moralisant.
Encore une fois, Monsieur Nostalgie nous prolonge un peu. En écrivant, j’écoute le dernier album d’Hubert-Félix Thiéfaine, Unplugged, et j’entends ce refrain résonner : « Je rêve tellement d’avoir été / Que je vais finir par tomber » (« Petit matin 4h10 heure d’été ») ; lire Morales est un garde-fou qui aide à tenir.
Philippe Rubempré
Thomas Morales, Tendre est ma province, Éditions Équateurs, octobre 2024, 240 p.