Portrait craché – Jean-Claude Pirotte
Jean-Claude Pirotte a rejoint André Dhôtel qu’il admirait au Pays d’où l’on ne revient jamais en mai 2014. Avocat en cavale, buveur oberlesque, grand pétuneur devant l’éternel, poète, passeur de poésie dans sa chronique mensuelle au magazine LIRE, romancier, Pirotte nous avait ému avec Brouillard en 2013, texte dans lequel il évoquait son crabe. La mayonnaise et le muscadet ont perdu ; le crabe a vaincu ; Pirotte s’en est allé. Non sans laisser ce roman, Portrait craché, publié à titre posthume.
Ce roman, car c’en est un, porte bien son titre. Le narrateur est l’alter ego de Pirotte, sa vie est celle de Pirotte. Ce texte bouleversant est à lire et à relire. L’homme est atteint d’un cancer métastasé au cervelet, amputé de ses viscères et d’un rein, la cigarette lui est autorisée entre deux chimiothérapies, parce que « ça n’a plus d’importance », que « de toute façon ça ne changera rien ». Il nous parle, il se parle. L’alter ego parle au poète. Sa vie défile au gré de ses souvenirs, perturbés par les analgésiques et les effets secondaires des chimios. L’enfance, orphelin de père, la relation pour le moins compliquée avec la mère, l’enfer scolaire, le réconfort du grand-père et le bon docteur Dick, le métier d’avocat, la condamnation injuste et infondée qui l’oblige à l’exil et à la cavale… Et le rapport aux livres, aux auteurs qui accompagnent le narrateur depuis l’enfance jusqu’à cette unité de soins palliatifs, où Joubert, Nerval, Maurice de Guérin, Marcel Arland, « ce cher Reverdy » et d’autres remplacent les analgésiques en gros comprimés que sa paralysie faciale l’empêche d’avaler.
Pirotte nous offre un roman testament, livrant son dégoût et sa crainte du monde tel qu’il va. Le constat est amer :
« La malédiction de « l’informatique » est accueillie depuis des années déjà comme une précieuse « avancée de l’information ». Tout et tout de suite, c’est-à-dire rien et jamais (Je souligne). Les écrivains, ou ceux qui s’imaginent l’être, ne jurent plus que par leur écran. Et le bon peuple se désinforme, on joue à l’appréhension de la « culture » et de la connaissance du monde en cliquant sur sa machine personnelle, remplaçante de son cerveau. »
Lucide et effrayant. Sic transit gloria mundi…
Portrait craché de la Littérature, de la maladie, de la mort, de la relation à la douleur, à la maladie, à la mort, à la Littérature. Portrait craché de la relation au père, à la mère, au monde, aux auteurs et aux livres. Portrait craché du narrateur, de son désalter-ego l’auteur, du poète et du romancier. Hommage à la Littérature, aux maîtres en Littérature et en Poésie de Jean-Claude Pirotte, à ses « pères » de substitution qu’il s’est attribué, « parmi lesquels Max Jacob, Desnos et Fondane. » Le livre est essentiel, il nous parle de l’essentiel, la vie, l’amour, la mort. Il en parle de manière profonde, lucide, bouleversante (je me répète). Un Portrait craché à ranger en regard de l’Itinéraire spiritueux de son ami Gérard Oberlé. Laissons le mot de la fin à Jean-Claude Pirotte : « L’universelle entreprise de décervelage a gagné les campagnes les plus lointaines et les lieux les plus improbables. C’est le règne du Père Ubu ».
Ite missa est.
Chronique à retrouver sur le Salon Littéraire.
Lectures août
- Anthologie africaine d’expression française : La Poésie – Jacques Chevrier
- OSS 117 : À feu et à sang en Forêt Noire – Josette Bruce
- OSS 117 : Cauchemar irlandais – Josette Bruce
- SAS : Rendez-vous à San Francisco – Gérard de Villiers
Ab hinc… 131
« Qu’est ce que la France de 1840 ? Un pays exclusivement occupé d’intérêts matériels, sans patriotisme, sans conscience, où le pouvoir est sans force, où l’élection, fruit du libre-arbitre et de la liberté politique, n’élève que des médiocrités, où la force brutale est devenue nécessaire contre les violences populaires, et où la discussion, étendue aux moindre choses, étouffe toute action du corps politique ; où l’argent domine toute les questions, et où l’individualisme, produit horrible de la division à l’infini des héritages qui supprime la famille, dévorera tout, même la nation, que l’égoïsme livrera quelque jour à l’invasion. » – Honoré de Balzac
L’obsession anti-américaine – Jean-François Revel
L’esprit des cet essai se retrouve dans son titre, L’obsession anti-américaine, et plus encore dans son sous-titre « son fonctionnement, ses causes, ses inconséquences ». De la part du libéral (oh le gros mot !) Revel, cela n’étonnera pas. Nous pourrions résumer la thèse de Jean-François Revel comme suit : il est tout à fait possible et souhaitable de critiquer les États-Unis d’Amérique, à la condition sine qua non de le faire sur des faits et des chiffres véridiques et vérifiés ; or, l’anti-américanisme, qui n’est qu’un forme bouc-émissaire de l’anti-libéralisme, qu’il soit de gauche, de droite, ou d’extrême(s), s’échine à se fonder sur des contre-vérités, des vérités partielles, des chiffres largement fantasmés, sur des procès d’intention. Revel le démontre chiffres à l’appui. Il démonte méthodiquement les arguments – ou les élucubrations – de l’anti-américanisme, qu’il prenne sa source dans les fleuves de sang rouge ou noir. Sur la globalité de l’argumentation, sur les exemples chiffrés, sur l’esprit général, nous sommes en accord avec Revel (Oh, l’affreux libéral !). Nous avons toutefois quelques réserves sur les bienfaits de la mondialisation ou de l’éviction de certains dictateurs.
Revel soutient, et son argumentation est tout à fait pertinente, que la mondialisation est synonyme de diversité culturelle et non de l’uniformisation. Ses illustrations sont convaincantes. Et en effet, sans mondialisation, sans échanges, la culture se sclérose. Je reprendrai l’exemple spartiate. Là où Revel s’en félicite, nous regrettons quant à nous cette mondialisation sans frein qui fait qu’où que vous soyez, à New-York, à Paris, Lima, Dakar, Shangaï ou Oulan-Bator, vous retrouvez les mêmes enseignes, vous mangez indifféremment et au choix toutes les cuisines. Elle se situe là l’uniformisation culturelle issue de la mondialisation. Elle réside dans le fait que tout soit accessible à tous et partout. C’est-à-dire dans la mort de la culture (la culture, ce qui se transmet, n’a plus lieu d’être puisque tout est disponible urbi et orbi) et des civilisations. Civilisations qui sont, rappelons-le, le fruit d’une histoire, d’une géographie, et des peuples déterminés par cet environnement. Avec la mondialisation, tout ceci n’a plus de sens. Les civilisations sont mortes, et les identitaires de tout bord peuvent toujours jouer du cornet à piston devant la Tour Eiffel en s’imaginant qu’elle va danser la samba, le fait est. Et il apparait inéluctable. Il nous semble que Revel n’a pas relevé ce fait, qu’il ne l’a pas senti, ou qu’il l’a négligé, le tenant pour nul ou sans intérêt. C’est pourtant la vraie conséquence de la mondialisation, et c’est une révolution : il n’y a plus de civilisations ; il y a un gigantesque marché où les ersatz de civilisations et de culture ne sont que des produits comme les autres, disponibles à n’importe qui, n’importe où et tout le temps, livrés aux jeux aveugles des machines à investir.
Notre seconde réserve sur l’argumentation développée par Revel est plus précise. Elle concerne l’éviction de Saddam Hussein, et donc la seconde guerre d’Irak. Sur la première, nous sommes parfaitement en accord avec l’analyse de Jean-François Revel. Sur la seconde, nous avons plus de réserves, sans toutefois prétendre à une vérité quelconque. Précaution indispensable dans un pays où le qualificatif de facho et la reductio ad Hitlerum sont plus communs que le chien domestique : oui Saddam était un dictateur, un criminel de guerre. Non, le régime baasiste n’est pas, n’a jamais été une démocratie. Et nous n’éprouvons aucune sympathie à son égard. Mais le nouveau régime irakien est-il meilleur ? Fallait-il laisser le pouvoir aux communautaristes religieux ? Nous posons la question. Cependant, est-il loisible de penser qu’un dictateur laïque sera toujours plus gérable que son jumeau religieux – peu importe la religion par ailleurs, mais d’autant plus si les écritures saintes sont supposées être la parole de Dieu (et donc à ce titre, ni critiquables, ni violables, quelles qu’en soient la stupidité, la violence… ou les bienfaits). Nous prolongeons la question sur la Libye (Revel était décédé depuis 2006) et l’adressons à Bernard-Henri Lévy. Était-il souhaitable, ou indispensable, nécessaire, de filer des armes et le pouvoir aux djihadistes qui les retournent contre nous, et contre le peuple libyen, déjà victime de Khadafi avant ? Pour le peuple libyen, plus d’insécurité et d’anarchie ; pour le monde, plus de terrorisme. Il nous semble que la question du moment se pose en cas d’intervention militaire. Non seulement la question du moment opportun, mais plus encore celle de la suite et des moyens à engager pour éviter la succession de fiascos diplomatico-démocratico-militaires de l’Irak, de la Libye, de la Syrie et à nouveau de l’Irak. Décidément, il est naïf ou prétentieux de vouloir imposer les droits de l’homme par la guerre. L’enfer est pavé de bonnes intentions, souvent plus criminelles que la real-politik qui choque pourtant plus qu’à son heure notre sensibilité et notre morale à bien des égards. Mais n’est-ce pas là un moindre mal ? Nous n’apportons pas de réponse fermée ou toute faite. Nous n’apportons pas de réponse du tout. Nous n’avons que des questions, et il nous parait difficile de jouer aux Pères-La-Morale ou aux Mères-La-Pudeur en pareille matière.
En conclusion, Nous sommes globalement en accord avec Jean-François Revel sur la question du libéralisme ; nous pensons qu’il dénonce à juste titre et de manière pertinente l’anti-américanisme imbécile. Les questions que soulèvent chez nous son argumentaire ne sont pas par ailleurs intrinsèquement liées à la question de l’anti-américanisme. Cependant elles ouvrent un champ de réflexion que nous nous permettons de soumettre à la dispute civilisée…
Chronique à retrouver sur le Salon Littéraire.
Ab hinc… 130
« On devient moral dès qu’on est malheureux » – Marcel Proust