Journal d'un caféïnomane insomniaque
jeudi avril 25th 2024

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Ab hinc… 100

« En dépit de toute la prospérité matérielle du pays, qu’y trouvons-nous comme sentiment prédominant ? Le vil utilitarisme avec sa compagne inévitable, l’ignorance, qui à frayé la voie à la stupide bigoterie anglicane, aux sots préjugés, à la grossièreté brutale associée à la niaise vénération pour les femmes. Et même des choses pires y sont à l’ordre du jour : l’esclavage révoltant des nègres, uni à la plus excessive cruauté contre les esclaves, la plus injuste oppression des Noirs libres, la loi de Lynch, les meurtres fréquents et souvent impunis, les duels d’une sauvagerie inouïe, le mépris de temps en temps affiché du droit et des lois, la répudiation des dettes publiques, l’escroquerie politique abominable d’une province voisine, suivie de raids rapaces sur son riche territoire, raids que le chef de l’État cherche ensuite à excuser par des mensonges que chacun dans le pays sait être tels, et dont on se moque. Ajouter à cela l’octilochratie toujours montante, et finalement l’influence désastreuse que la dénégation de la justice dans les hautes sphères doit s’exercer sur la morale privée. » – Arthur Schopenhauer

Contes grivois – Guy de Maupassant

Treize contes de Maupassant adaptés en bande-dessinée par douze dessinateurs plus un, Christophe, qui illustre de belles citations en guise de transition. Toute l’intelligence de ces adaptations est d’avoir su conserver la plume de Maupassant sans en être prisonnières. Comme le titre de l’ouvrage le suggère, c’est l’essence érotique de ces contes, issus de plusieurs recueils et/ou publiés dans la presse. Pas de pornographie. Un érotisme léché (je sais, le jeu de mot est facile…), fidèle dans le dessin à ce qu’il est sous la plume de Maupassant. Un érotisme réel ; pas l’étalage de chairs flasques et performantes dont notre pudibonde société de consommation, vulgaire par essence, voudrait nous faire admettre comme étant l’érotisme vrai, le seul et l’unique auquel chacun est tenu de se plier, doit se soumettre. Chez Maupassant, l’érotisme est encore sexué. C’est une lutte à mort entre les deux sexes. Une lutte pour la vie. L’érotisme ne s’étale pas. Il se vit. Il a sa part d’ombres, il sourd entre les lignes et les non-dessinés. Ce qui fait de ces adaptations d’une oeuvre littéraire du dessin littéraire. Revisitant Maupassant, treize peintres dessinent la vie, la mort, l’amour, le sang. La Littérature transcende et re-situe ; j’ai eu l’occasion de l’écrire dans une précédente chronique. La bande-dessinée peut s’élever au rang de Littérature. Ces contes grivois en constituent la brillante démonstration.

Rapport aux dessins, chaque artiste possède sa singularité. Les treize contes sont du point de vue du dessin très différents ; de mon point de vue non qualifié mais Amateur, d’une grande qualité objective. Je laisse chacun les apprécier. Quant au choix des contes, tout a été écrit sur Maupassant, dont je ne suis par ailleurs pas un fin connaisseur (mea culpa), et adapté par les dessinateurs eux-mêmes ou un scénariste, selon. Je ne les commenterai donc pas non plus – n’ayant rien à en dire de plus ou de mieux, la sagesse me recommande le silence. Je clôture ma chronique par la liste des contes et dessinateurs figurant au générique de ces contes grivois.

1.    L’inconnue – Scénario et dessins : Marie Avril
2.    Les épingles – Scénario et dessins : Yoann Boisonnet
3.    La patronne – Scénario et dessins : Kyung-eun Park
4.    L’affinité des chairs – Scénario : Delphine Le Lay ; dessins : Alexis Horellou
5.    Les caresses – Scénario et dessins : Joël Alessandra
6.    Marocca – Scénario et dessins : LuK
7.    Le gâteau – Scénario et dessins : Camille Dufayet
8.    Une partie de campagne – Scénario : Mickaël ; dessins : Julien Lamanda
9.    Soixante neuf – Scénario et dessins : Antoine Ronzon ; couleurs : Karen Laborie
10.    Les tombales – Scénario : Delphine Le Lay ; dessins : Alexis Horellou
11.    Le remplaçant – Scénario et dessins : Patès
12.   La bûche – Scénario et dessins : Loïc Locatelli
13.    Mouche – Scénario et dessins : Thomas Ballard

Ab hinc… 99

« Tous ces journalistes ou romanciers, tous ces gens qui braillent dans les assemblées ou qui font brûler leurs cornes dans les prostibules avachis de Thalie ou de Melpomène pour empuantir la littérature ; tous les squales au dos verdâtre, accompagnateurs acharnés du petit navire comblé de charogne où l’esprit humain sans boussole navigue lamentablement vers les tourbillons ; toute cette abondante et plantureuse racaille a dû recevoir, dans son avril, je me plais du moins à l’imaginer, quelques prénotions infantiles et rudimentaires. » – Léon Bloy

Anachorèse – Philippe Rubempré

ANACHORESE

La bibliothèque, le whisky


Philippe Rubempré

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Au capitaine Nemo, avec reconnaissance.

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Ô lecteurs à venir, qui vivez dans la joie

Des seize ans, des lilas et des premiers baisers,

Vos amours font jouir mes os décomposés.

Charles CROS, Avenir

Pourquoi whisky et bibliothèque se marient-ils aussi bien ? Voilà une des grandes questions existentielles à laquelle je ne répondrai probablement jamais correctement – d’ailleurs, existe-t-il une seule réponse à un questionnement de cette envergure ? – mais toutefois, je vais tenter de coucher ici, dans ce cahier, quelques impressions, réflexions et autres bêtises inspirées par la seule interrogation, la seule incertitude qui me poursuit et m’oblige à aller de l’avant au quotidien. Voilà une opportunité à ne pas manquer de réaliser un petit voyage je l’espère alléchant et parfumé au cœur de la bibliothèque non pas idéale mais réelle, naviguons entre les livres sur les Cutty Sark, progressons entre les bourbons et les whiskeys, abordons l’Isle of Jura d’où nous embarquerons pour l’Irlande de Joseph O’Connor à bord de l’Etoile des mers. Plongeons dans l’histoire, Histoire, Histoire de l’art et Histoire de la Littérature avec comme guide celui qui reste le plus ancien et le plus noble des Single Malt Scotch Whisky, Lord Glenfiddich. L’heure du départ approche. Le Cutty Sark son capitaine et son whisky trônent crânement sur la plus belle de mes bibliothèques, celle en acajou, attention à la fermeture automatique des portes, attention au départ !

Au commencement était le Verbe. Commençons donc par nous intéresser aux mots. BIBLIOTHEQUE. WHISKY. Deux mots différents. Deux choses différentes. Deux domaines différents. Deux usages différents. Deux utilités différentes. Deux origines différentes. Deux sonorités différentes. Qui se marient bien ensemble, non ? Ceux qui conservent comme moi précieusement les boîtes de bons whiskies, en en agrémentant au hasard des événements et des lectures leurs bibliothèques, savent de quoi je parle. Les amateurs de littérature nord-américaine contemporaine savent que Jim Beam forme avec Henry Chinaski – a.k.a. Charles Bukowski – un couple merveilleux, et qu’on apprécie d’autant mieux les Women du sieur Chinaski en dégustant un bourbon on the rocks, selon la tradition du pays. Restons outre-Atlantique avec un Sudiste exilé en France pour le plus grand bien de l’Académie. A défaut de savourer un julep bien frais, Jack Daniels n’est-il pas le compagnon idéal pour explorer les Pays lointains à la recherche des Etoiles du Sud ? J’ai une grande tradition – personnelle, mais sans doute d’autres s’y reconnaîtrons… Le dimanche, vers dix-huit heures, quand le soir commence à tomber, dernier souffle de paix avant l’apocalypse du lundi matin, alors à ce moment là, je coupe le téléphone, j’éteins ordinateur, télévision, radio et autres sources de perturbation ondulaire, je me dirige lentement vers mon bar, c’est véritablement un cérémonial, presque sacré, mon eucharistie à moi en quelque sorte, là je choisis d’abord le verre dans lequel le liquide doré va s’épandre, un verre long pour concentrer le bouquet, un verre large pour le faire tournoyer à la manière d’une fronde et en faire exploser les arômes comme la fronde catapulte sa munition, le verre sélectionné, jamais de glaçon ni d’eau – on ne coupe pas l’eau qui est faite pour se laver, quant à la glace, ça sert à patiner – je saisis d’une main la bouteille, qui change régulièrement, tous les plaisirs sont dans le whisky, j’en ôte le bouchon et je porte le goulot à mes narines avides d’en priser les parfums puis je verse l’or précieux dans le contenant. Il est temps à présent de laisser notre nectar tourbé s’aérer, comme un grand cru de Bourgogne.

Rien de tel qu’un bon livre pour apprécier un bon whisky (entendons ici whisky comme un terme générique désignant les spirituelles eaux de vie à base de malt, qu’elles se nomment whisky, whiskey ou bourbon). Plongeons donc dans les méandres d’une bibliothèque à la recherche de la perle rare qui agrémentera cet apéritif d’un genre singulier mieux que n’importe quel glaçon ou petit four, aussi élaboré fut-il. A cet instant, je ne peux m’empêcher de penser à Alberto Manguel, insatiable bouffeur de livres, Gargantua du bouquin, et à son chef d’œuvre – à mes yeux unique et nobélisable – La bibliothèque, la nuit. En hiver, la messe du dimanche soir s’accorde à merveille avec ce titre. La bibliothèque, la nuit… et le Whisky !

Haddock serait-il un fameux capitaine sans son Loch Lomond ? Et Morane pourrait-il compter sur Bill Ballantine (on notera le choix du nom) si ce damné éleveur de poulets écossais n’écumait pas les bouteilles de Zat 77 passant à portée de son bras gigantesque ? La bibliothèque et le whisky, c’est une histoire qui dure. Les parcours de ces deux êtres sont intimement liés, ils ne cessent de se croiser, se décroiser, s’entrecroiser aux carrefours des livres, des distilleries et des écrivains. Raymond Chandler est indissociable du whisky. Sans lui, aurait-il mis au monde son privé américain de la racine des cheveux au bout des ongles et ses aventures vaporeuses, violentes et embrumées ? Rien n’est moins sûr. Que dire de Simenon qui écrivait, de manière extraordinairement prolixe, avec en permanence un verre de whisky. Ce sont presque des relations incestueuses qui animent bibliothèque et whisky. Incestes dont les fruits mûrissent en de nouvelles générations d’écrivains et de livres, baignés à leur tour dans la lumière ambrée d’un pur malt âgé, sage et cultivé, sauvage et dévergondé. On ne compte plus les écrivains maltophiles ; pas plus on ne s’amusera à recenser les amateurs parmi la jungle des personnages littéraires, issus de la liaison adultère entre un auteur et une bouteille. Il nous faudrait alors composer une seconde Bible, ce qui ne semble ni raisonnable, ni désirable. Continuons à nous perdre dans la forêt vierge des bibliothèques au gré des vapeurs tantôt joyeuses, tantôt mélancoliques d’un whisky savouré confortablement posé dans un club, lui-même gisant dans la divine pièce au sein de laquelle règne le divin meuble.

Talisker souffle sa tempête de l’île de Skye sur les âmes de la chaussée de Sein se débattant avec énergie, authenticité et détermination sous la plume de Quéffelec Père. Avec Talisker, vous y êtes. Ce pêcheur, ce marin recruté pour construire le phare d’Ar-Men c’est vous. Vous subissez les assauts mortels de la mer et des embruns tempétueux. Vous bovarysez. Vous buvez une autre gorgée et vous dévorez quelques pages et le livre, le roman dévide sa bobine quasi cinématographique jusqu’à la fin de la bouteille. Alors vous vous assoupissez au sein de votre bibliothèque, plongé au fond de votre club et vous êtes encore le héros du livre le temps d’un sommeil bovaryste et tourbé.

Constatons le avec humilité : le choix du livre qui va accompagner le whisky demande du temps, de la concentration, de la profondeur. C’est une véritable exploration spirituelle et artistique au cœur d’une bibliothèque. Le roman d’une quête. Le Saint-Graal redécouvert chaque semaine. Chaque semaine un inconnu, livresque et tourbé. Single malt ou blended, Scotch, Irish, Canadian ou Bourbon. Au gré des zéphyrs et de l’humeur du jour. Comment savoir si l’ouvrage choisi fera un mariage heureux avec l’ambre dégusté ? L’a posteriori confirmera-t-il l’a priori ? Un certain pragmatisme semble indispensable ; l’expérience essentielle. Goûtez. Goûter le breuvage. Goûter la lecture. Boire les mots. Lire les arômes. Dégustation obligatoire. Comment comprendre, sentir, ressentir, apprécier un Philip Marlowe sans descendre un Jack ? La question est ouverte ; la seule réponse que je puisse y donner est de descendre ledit Jack. Comment apprécier Rabelais sans son petit Jésus en culottes de soie, sans un vin d’Anjou, un Chinon jeune et fruité ? Sans doute le seul antidote possible à la cruelle absence tient-il à mon rituel dominical.

*****

II

Et le poète est aussi avec nous, sur la chaussée des hommes de son temps.

Allant le train de notre temps, allant le train de ce grand vent.

SAINT-JOHN PERSE, Vents, 6

La bibliothèque et le whisky peuvent être considérés, en étant somme toute un peu marseillais, comme l’alpha et l’omega de ma vie. Un mauvais livre ou un mauvais whisky, oiseaux de mauvais augure, Cassandre d’une semaine à venir pourrie. Sans doute cela vous paraîtra-t-il ridicule. Et probablement avec raison. Ceci étant, ite missa est.

Pire encore, un bon livre, un bon whisky, et la vie vous oblige à abandonner avant terme. La frustration est grande. Même si vous savez que vous réitérerez l’expérience sous des auspices plus favorables. Je vous en parle car ça m’est arrivé récemment, avec un Jameson et le chef d’oeuvre de Tom Wolfe, Le bûcher des vanités. Lecture du prologue et de trois chapitres. Langue superbe, histoire prenante. Un des deux livres à emporter dans ses bagages si l’on veut visiter la Big Apple – avec l’extraordinaire New-York de Paul Morand. Un de ces romans aux prises avec le réel, qui vous permet de comprendre en prenant votre pied ce que ni les journaux, ni les études sérieuses ne seront capables de vous faire comprendre sur l’incompréhensible monde que vous squattez par hasard, pour un bail plus ou moins long. Inutile de vous dire que sitôt rentré de déplacement professionnel, je dévorerai Wolfe avec l’avidité d’un mort de faim devant un bon rôti, je brûlerai ma vanité de lecteur à son bûcher salvateur.

Et dans tout ça, que faire quand c’est la panne sèche ? A double raison d’ailleurs, plus de whisky, plus d’argent pour en racheter. Là encore je me raccroche à ma bibliothèque. Elle est à la fois mon refuge et ma vitrine ; mon antre secrète et ma fenêtre éclairée. Elle seule me permet de puiser les ressources nécessaires à l’acquisition salutaire d’une nouvelle bouteille de whisky, d’excellent whisky pour compenser l’attente. Et ce sont les meilleurs livres qui habitent ces temps de pénurie. En littérature, en whisky, comme en amour, le meilleur moment reste la montée des escaliers.

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Protégé : Un roman français – Frédéric Beigbeder

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