Le vieil homme qui n’écrivait plus – Sokal
Le vieil homme qui n’écrivait plus est un roman noir. Un roman graphique en noir et blanc. Camaïeu de gris d’une non-couleur à l’autre, d’un bout à l’autre du spectre. Une histoire de maquis en 1944. Une histoire pas très claire, loin de la mythologie du saint Résistant. Une histoire anti-manichéenne qui grâce au plaisir d’une intrigue admirablement ficelée démontre que la réalité n’est jamais noire ou blanche ; que la vérité se révèle être une notion relativement subjective. C’est vrai qu’il est tellement plus confortable de juger à l’emporte-pièce, tellement plus rassurant pour la bonne conscience des oies blanches de la simplification castratrice et moraline que la complexité de la vie effraie au point de promouvoir de facto une censure morale (en vantant les mérites de la liberté d’expression et au nom des droits de l’homme, cela va sans dire…).
Augustin Morel a signé après la Seconde Guerre mondiale un roman, véritable chef d’oeuvre étudié dans les classes, intitulé Marianne. L’histoire d’une jeune résistante d’un maquis alpin que le héros – lui-même, résistant aussi – a aimé à la folie et qui est morte dans ses bras, fauchée par une balle allemande en fuyant le maquis dénoncé.
N’écrivant plus depuis des années, hormis quelques travaux de nègre pour vivre, retiré avec ses chats et ses bouteilles, Morel n’est plus qu’un être en perdition, l’ombre du jeune homme qu’il fut, dérivant au fil des litrons de jaja. C’est alors qu’il est contacté par un producteur et une réalisatrice pour l’adaptation cinématographique de son roman Marianne. Ayant donné son accord, la réalisatrice le tanne pour qu’il retourne sur les lieux du drame avec l’équipe de tournage, ce qu’il refuse absolument… jusqu’à ce qu’il cède. C’est le début d’une plongée tragique dans sa mémoire, d’allers-retours entre lui, le roman, les survivants encore au village et le tournage…
Sokal, dont nous apprécions par ailleurs les enquêtes de son inspecteur alcoolique Canardo, signe ici un roman graphique majeur qui nous en dit plus sur la réalité des maquis que bien des hagiographies livresques ou filmiques. La Résistance a aussi été gangrénée par des querelles d’ego, des rivalités politiques, personnelles, peuplée de voyous comme d’honnêtes gens. Les sans-scrupules et les salopards pullulent partout. Remuer la merde passée permet parfois de constater qu’ils savent souvent tirer leur épingle du jeu…
Retrouvez cette chronique sur le Salon Littéraire.
Fanchon – Jean-Claude Servais
Il y a quelque chose de Pirotte chez Servais. La mélancolie, la bière, les Ardennes, une certaine forme de poésie qui réenchante le désenchantement. Jean-Claude Servais est un nouvelliste de la bande-dessinée qui maîtrise son art à merveille. Ses personnages sont attachants, sans pathos ni caricature. Ils nous sont proches car ils respirent la sincérité. Fanchon ne déroge pas à la règle.
La belle et mystérieuse Fanchon est l’absente omniprésente de cette histoire dont elle est malgré elle l’héroïne. À l’occasion de l’enterrement de sa mère, elle revient hanter le souvenir et la vie de Séverin comme le remugle douloureux d’un temps révolu. Les deux autres gars de la bande aussi sont de retour, aux prises avec un passé qui ne passe pas. Ne manque que Fanchon. Son père ne répond pas aux questions. Elle a disparu vingt ans plus tôt, en allant à Paris tenter sa chance comme comédienne. Pas revue depuis sa fugue. Il n’en démord pas. Sans commentaire. Juste le souvenir mélancolique de la fille aimée. Les retrouvailles provoquées par le décès de la mère ressuscitent le fantôme de Fanchon, aimée et amante des trois copains d’enfance, au destin tragique à découvrir…
Servais dessine ce portrait en creux dans son style limpide et lumineux. Tout y est, l’ambiance, la sincérité, la vérité, le drame. Cette histoire n’est pas sans rappeler certaines nouvelles de Faulkner pour son univers complet, sa noirceur aussi, quoique différente, et sa mystique. Fanchon interroge le lecteur au plus profond de lui-même. Beaucoup, chacun peut-être, connait ou a vécu une histoire similaire, le tragique en moins sans doute… Mais le plus tragique ne se fonde-t’il pas sur les errements de l’âme malade d’une absence inexpliquée ? Pourtant, cette oeuvre est lumineuse dans ses couleurs et dans sa justesse, lumineuse d’intelligence. Nous quittons Fanchon empreint d’une mélancolie souriante, en sachant que nous y reviendrons.
Chronique à retrouver sur le Salon Littéraire.
Ab hinc… 136
« Tant que les gens seront obligés d’écouter les deux côtés, il y a de l’espoir » – Stuart Mill
Dom Zauker : Santo Subito – Scénario E. Pagani / Dessin D. Caluri
Faux exorciste et véritable escroc, Dom Zauker se joue des puissants du Sud rural italien, maffia et Vatican, s’amuse de la naïveté et de la bigoterie veules de la population locale. Ami catholique, si ta Foi n’est pas suffisamment vaillante pour supporter critique virulente et blasphème, passe ton chemin, cette bande-dessinée ne t’est pas adressée.
Dans l’Italie des années 1950 (déduction faite des modèles de voitures), la corruption des élus locaux, maffieux qui ont compris qu’un élection est un investissement fort rentable pour assurer le « business », se heurte à la perversion d’un clergé, qui pédophile, qui homosexuel masochiste. Dom Zauker abuse cyniquement de la situation, jusqu’à ce que le Vatican ordonne une enquête sur ce mystérieux exorciste qui vend des reliques tachées de menstrues viriginales…
Un noir & blanc illustre cette histoire amorale, cynique et drôle, tragique aussi dans ce qu’elle nous raconte de notre société actuelle, façon fumetti neri. Pagani et Caluri révèlent dans une esthétique de roman noir l’inculture, la crédulité, la naïveté, la corruption, le vice, l’égoïsme des élites – ou de ceux qui se prétendent tels – comme du troupeau populassier qui les reconnaît comme tels en les élisant à des fonctions politiques ou en en les adoptant comme directeurs de conscience.
Un monde qui n’a de foi et de loi que les apparences…
Ab hinc… 135
« (Le) principe (du Jacobin) est un axiome de géométrie politique qui porte en soi sa propre preuve ; car, comme les axiomes de la géométrie ordinaire, il est formé par la combinaison de quelques idées simples, et son évidence s’impose du premier coup à tout esprit qui pense ensemble les deux termes dont il est l’assemblage. L’homme en général, les droits de l’homme, le contrat social, la liberté, l’égalité, la raison, la nature, le peuple, les tyrans, voilà ces notions élémentaires (…). Dès qu’elles se sont assemblées en lui, elles deviennent pour lui un axiome qu’il applique à l’instant, tout entier, en toute occasion et à outrance. Des hommes réels, nul souci : il ne les voit pas ; il n’a pas besoin de les voir ; les yeux clos, il impose son moule à la matière humaine qu’il pétrit (…). »
Hippolyte Taine, Les origines de la France contemporaine. La Révolution. Livre premier : Les Jacobins, chap. 1;III