« La liberté existe toujours. Il suffit d’en payer le prix. »
Henry de Montherlant
Quand le navire est dans la tempête, il est naturel de chercher un capitaine solide, capable de dégager et de maintenir un cap, suffisamment engagé intellectuellement et physiquement pour que nous puissions lui accorder notre confiance (laquelle, rappelons-le, se mérite, mais en aucun cas ne se décrète). Toute la question est de (bien) choisir le capitaine…
Dans sa lecture de l’œuvre de Jünger – essentiellement Le Traité du Rebelle ou le recours aux forêts, Sur les Falaises de marbre et ses journaux de guerre –, Éric Werner formule le constat que d’une part, la signification des mots évolue avec le temps ; et d’autre part, que la masse, la foule, une large majorité des gens s’en remet à l’État comme capitaine, et qu’en dépit de ses imperfections, cela lui convient tout à fait.
Ainsi, Werner de constater que si la démocratie est, étymologiquement, le pouvoir du peuple, elle ne correspond plus, aujourd’hui, à cette définition. Certes, par le truchement des élections, le peuple détient toujours une part du pouvoir (en tout cas dans les démocraties occidentales), mais que représente cette part concrètement ? Pour paraphraser Staline, le peuple, combien de divisions ? Laurent Obertone fait remarquer dans son essai Game Over (Magnus, 2022) que la part du pouvoir du citoyen français correspond à 1/40 000 000 du résultat électoral, une voix parmi les voix des quelque quarante millions d’électeurs appelés aux urnes (48.7 millions d’électeurs inscrits pour l’élection présidentielle de 2022, selon les chiffres de l’INSEE)…
La question se pose d’autant plus que la technique, et plus encore les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), offrent à l’État les moyens d’un contrôle des populations sans précédent. Un nouveau potentiel totalitarisme que d’aucuns qualifient de liquide, d’autre de « totalitarisme sans le goulag » (Mathieu Bock-Côté). Éric Werner insiste sur le caractère nouveau de ce totalitarisme, qui ne se situe pas dans le prolongement des totalitarismes connus, que nous pourrions qualifier de coercitifs, assurément de tyranniques, tels que le fascisme et ses déclinaisons ou le communisme. Aujourd’hui, il s’agit d’une forme de totalitarisme plus subtile, sans apparence tyrannique, fruit d’une longue décantation : l’État a petit-à-petit sacrifié l’identité, la culture, le bien commun, la Tradition, l’héritage, la langue, la transmission, au profit du confort et de la consommation. Le tout, bien entendu, au nom de la liberté et des sacro-saints droits de l’individu-roi hérités d’un libéralisme exacerbé1. D’où une adhésion relativement massive des peuples (panem et circenses, se moquait en son temps Juvénal) à une démocratie qui n’est plus qu’une « coquille vide » (Malika Sorel-Sutter) : si, sur le papier, le peuple conserve le pouvoir par le vote, dans les faits, il ne l’exerce plus ; le résultat des élections ne modifie pas substantiellement sa destinée (d’où les soubresauts récents en France avec les Bonnets rouges, les Gilets jaunes, les Soulèvements de la Terre ou la crise agricole actuelle). Force est de le constater, avec regret pour ce qui me concerne, mais en 2024, démocratie ne rime plus avec liberté.
La liberté, justement, Éric Werner propose de la (re)conquérir à la lumière de l’écrivain allemand Ernst Jünger. Aussi a-t-il sous-titré son essai « La liberté à l’ère de l’État total ». État total rendu possible par le double phénomène de diabolisation de la culture et du potentiel infini de contrôle permis par les NTIC. Éric Werner ne prône pas plus l’insurrection que le repli sur soi. Simplement, il constate sous les auspices de Jünger que l’individu libre est à lui-même sa propre norme, et se doit pour rester libre de donner le moins prise possible à un État de plus en plus envahissant, de rester en dehors, d’échapper au système en place autant que faire se peut. Le recours aux forêts de Jünger qui permet de vivre libre dans un univers hostile. Comme toute forme de résistance, cette volonté de garder le contrôle sur sa vie est dangereuse – même si le dissident aujourd’hui ne risque plus le peloton dans nos contrées, le système peut tout de même lui rendre la vie très compliquée, ainsi que le démontre factuellement le dossier du numéro 206 d’Éléments (février-mars 2024) consacré, sous un titre volontairement provocateur et racoleur, à « la dictature en marche ».
Éric Werner démontre ainsi au fil de son court et brillant essai qu’il est toujours possible de tirer son épingle du jeu et de tout faire pour rester libre (donc fondamentalement en état d’insécurité et de danger permanent, car comme le rappelle justement Ernst Jünger dans son Traité du Rebelle, « tout confort se paie. La condition d’animal domestique entraîne celle de bête de boucherie ».). Face à un État devenu un automatisme autosuffisant, élargissant sans fin apparente sa toile d’araignée à un nombre toujours plus important de domaines de la vie comme d’individus, il reste possible de se bâtir sa « citadelle intérieure ».
« La forêt, nous dit Jünger, est le « lieu de la liberté ». Avoir recours aux forêts est donc un acte de liberté. C’est la liberté en acte. […] la défense de la liberté est ce qui motive notre démarche. Nous cherchons à la défendre quand nous estimons qu’elle est en danger. »
Éric Werner, Prendre le maquis avec Ernst Jünger, p.108.
Voilà, selon ses propres mots, l’objectif de Werner avec son essai. Il ne tient qu’à chacun de prendre conscience de la situation, et de faire ses choix en adulte et en connaissance de cause.
***
Dans son essai, Éric Werner insiste sur l’importance des livres et l’épée de Damoclès qui les menace. Concluons donc cette chronique par quelques orientations bibliographiques (outre la lecture de Werner et de Jünger, cela va de soi), évidemment non-exhaustives, et reflétant d’abord notre goût. Puissent-elles vous inspirer la passion de la liberté !
BERTIN, Salsa, Vivre autonome. Le survivalisme à la française, éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2023.
BOUSQUET, François, Courage ! Manuel de guérilla culturelle, Éditions de la Nouvelle Librairie, 2019.
COTTA, Alain, La Domestication de l’humain, Fayard, 2015.
DELLISSE, Luc, Libre comme Robinson. Petit traité de vie privée, Les Impressions Nouvelles, 2019.
FRANCESCHI, Patrice, Éthique du samouraï moderne. Petit manuel de combat pour temps de désarroi, Grasset, 2019.
OBERTONE, Laurent, La France Big Brother, Ring, 2014.
OBERTONE, Laurent, Éloge de la force. Renverser l’histoire, Ring, 2020.
OBERTONE, Laurent, Game Over. La révolution antipolitique, Magnus, 2022.
SAN GIORGIO, Piero, Survivre à l’effondrement économique, Cultures et Racines, 2020.
VENNER, Dominique, Un samouraï d’Occident. Le Bréviaire des insoumis, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2013.
Philippe Rubempré
Éric Werner, Prendre le maquis avec Ernst Jünger. La liberté à l’ère de l’État total, éditions La Nouvelle Librairie, octobre 2023, 115 p.
1Cf LANGELLA, Julien, Refaire un peuple. Pour un populisme radical, Éditions La Nouvelle Librairie, 2021, notamment sa critique stimulante et fouillée du libéralisme dans sa globalité.