Ab hinc… 202
« La lecture est un rêve libre. » – Jean-Paul Sartre
L’odyssée Jules Verne – Jean Demerliac
Encore un bel ouvrage sur l’oeuvre encore injustement et largement sous-estimée du grand Jules Verne, qui ne se résume pas, je le rappelle, je le souligne, et j’y tiens, à un auteur pour la jeunesse. Quant à ceux qui mettraient sa qualité littéraire en doute (son oeuvre est, il le reconnaissait, inégale), voici en guise de réponse ce que Jules Verne lui-même écrivait à son éditeur en 1877 :
« (…) dans l’échelle littéraire, le roman d’aventures est moins haut placé que le roman de moeurs. Balzac est supérieur à Dumas père, ne fût-ce que par le genre .(…) Je crois que, d’une façon générale et question de forme à part, l’étude du coeur humain est plus littéraire que les romans d’aventures. Ces récits peuvent réussir davantage, je ne dis pas non. Mais il vaut mieux avoir fait Eugénie Grandet que Monte-Cristo.«
Lucide et honnête Jules Verne, qui n’a pas écrit que des romans d’aventures, loin de là.
Encore un bouquin sur Jules Verne, me direz-vous ! Quoi de neuf ? L’approche. L’oeuvre de Jules Verne vue comme une odyssée, ou plus exactement comme des odyssées, des aventures humaines au coeur de l’Aventure humaine. Odyssée géographique de la découverte du monde ; odyssée technique du progrès scientifique et des machines fabuleuses ; odyssée éditoriale des progrès de l’imprimerie et de l’édition ; odyssée vivante de la société du spectacle ; et enfin, odyssée du cinéma, traduttore, traditore… Le travail de Jean Demerliac est admirablement conduit, illustré et référencé. Ce bel ouvrage constitue un complément indispensable à cet autre bel ouvrage, Jules Verne – De la science à l’imaginaire, chroniqué dans ces pages voici (déjà !) quelques années.
Cette approche originale, à la fois érudite et vulgarisée de l’oeuvre vernienne, est passionnante et instructive. Elle est complétée par deux longs entretiens avec d’une part Michel Serres sur l’aspect scientifiques des Voyages extraordinaires, et d’autre part avec Jean-Yves Tadié, éditeur de Proust en Pléïade, sur sa dimension littéraire (Tadié a consacré par ailleurs un chapitre de son essai sur le roman d’aventures à Jules Verne). L’ouvrage se conclut sur quelques annexes dont il faut retenir un recueil d’anecdotes sur la vie de Jules Verne et une filmographie très riche (de laquelle est étrangement absent l’excellent 20.000 Leagues under the sea de Richard Fleischer… un oubli ?).
L’odyssée Jules Verne s’adresse à tous les publics : qui ne connait pas son oeuvre puisera ici toutes les bonnes raisons de s’y plonger ; qui est un familier des Voyages extraordinaires abordera cette oeuvre sous des angles singuliers et enrichissants. Un bel ouvrage. Un de plus, mais pas un de trop.
Philippe Rubempré
Jean Demerliac, L’odyssée Jules Verne, Albin Michel / Arte Éditions, 2005, 252 pages, inclus DVD du film Les aventures extraordinaires de Saturnin Farandoul de Marcel Fabre (1914 – 78 minutes, N&B, muet).
Lectures février
- Le Silence – Jean-Claude Pirotte
- Notre Dame des Silences – Rodolphe & Serrano
- L’Otage – Paul Claudel
- Sera Torbara : Les larmes de Judas – Rotundo & Ferrandino
- Les musées de France – Jacques Sallois
- De la curiosité – Alberto Manguel
- Le Pain dur – Paul Claudel
- Le Rouge et le Noir – Stendhal
- E414 – Kaar Kaas Sonn
- Le Père humilié – Paul Claudel
- Les forceurs de blocus – Jules Verne
- Le chien jaune – Georges Simenon
Ab hinc… 201
« Il faut convenir (…) que les passions sont un accident dans la vie, mais cet accident ne se rencontre que chez les âmes supérieures… » – Stendhal, Le Rouge et le Noir
Rostropovitch, Gainsbourg et Dieu – Jules Roy
Vézelay est une commune bourguignonne fameuse ! Qui n’a admiré sa colline du haut de laquelle la basilique Sainte-Marie-Madeleine, point de départ d’une des routes de Compostelle et classée au Patrimoine de l’UNESCO, domine les environs. Toutefois, l’architecture exceptionnelle, l’Esprit qui y flotte et la proximité des grands vins de Bourgogne dissimulent d’autres réalités. Ainsi, Vézelay est la commune au sein de laquelle l’écrivain Jules Roy a élu domicile jusqu’à son décès survenu en 2000. Cet ancien colonel, ami de Cioran, habitait juste à côté de l’église, dans la ville haute. Vézelay a reçu en outre la visite d’autres personnalités des arts et lettres.
À la fin de sa vie, Serge Gainsbourg a longuement séjourné dans la ville basse, sans jamais oser (?) monter à la basilique, ainsi que le raconte Roy. Il a même offert le feu d’artifice de la Saint-Sylvestre 1990 aux habitants de Saint-Père-sous-Vézelay (la ville basse). Mistlav Rostropovitch, quant à lui, est venu y enregistrer les Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach en janvier – février 1991, après avoir effectué un repérage fin 1990.
Jules Roy nous livre ici le récit du séjour de Rostropovitch à Vézelay. Mais cela ne s’arrête pas au roman d’un enregistrement in situ… Roy délivre un récit écrit d’une plume magistrale, un texte profond qui appelle ses souvenirs et remonte au nez de scène ses doutes enfouis, le tout sur fond de première guerre du Golfe. La narration du séjour du musicien russe se métamorphose ainsi en réflexion sur Dieu, la foi, Son existence (Cioran, qui ne croyait pas, disait que « s’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu« ) et sur la guerre, Roy se remémorant, en écho aux bombardements du Moyen-Orient, avoir lâché ses tapis de bombes sur Leipzig, la ville de Bach…
Récit étrange et passionnant, Rostropovitch, Gainsbourg et Dieu met en scène le prince des violoncellistes à la foi chevillée à l’instrument, toujours d’une extrême courtoisie, et le provocateur athée, juif d’origine russe auquel nous devons quelques-unes des plus belles chansons du siècle dernier. L’auteur est présent physiquement, il est le « je », et par le souffle qu’il donne à son texte à la fois par ses questionnements intimes et universels, et par sa dimension littéraire.
Philippe Rubempré
Jules Roy, Rostropovitch, Gainsbourg et Dieu, Albin Michel, 1992, 182 pages, prix selon bouquiniste.