Written by Philippe Rubempré on 02 février 2015
Un peu dérangé, Sylvain Tesson, qui entreprend de refaire à bord d’une moto side-car russe de marque Oural le trajet de la retraite de Russie après la Berezina… Ou simplement aventurier, chevalier du panache et de l’honneur… Hommage aux morts de la Grande Armée, dont le sacrifice serait – et est, quand il n’est pas purement oublié – incompris aujourd’hui. Probablement notre mentalité autant contemporaine que détestable offrirait à ces héros un procès en règle. Médiatique certainement. Judiciaire aussi, sans doute.
Berezina est donc le récit de ce voyage, de la naissance de l’idée à l’arrivée aux Invalides. En apéritif, deux cartes sont proposées : la première retrace les trois itinéraires de la Grande Armée – campagne de Russie (aller), puis retraite (des soldats) et retour de Napoléon, qui pressé de sauver son Empire, laissa la conduite du retour à Murat ; la seconde carte retrace le parcours de Tesson et de ses compagnons, Cédric Gras, directeur du centre culturel français de Donetsk (Dombass, Ukraine), Thomas Goisque, photographe et deux amis russes, Vassili et Vitaly. Berezina est aussi le récit d’une amitié forgée dans les difficultés, la littérature et l’alcool. Les cinq amis ont voyagé en compagnie des témoignages écrits des survivants, mémoires de Caulaincourt (le secrétaire de Napoléon), ou du sergent Bourgogne, entre autres. Cette traversée de l’Europe de Moscou à Paris sous la férule du général Hiver et sur des engins branlants par nature est un hymne à l’aventure. L’objectif : rendre hommage aux morts, aux victimes survivantes aussi, de la retraite infernale. Sûrement pas plus idiot que les multiples journées commémoratives inutiles et oublieuses (forçant l’oubli) si drôlement décriées par Philippe Muray.
Le récit est émaillé d’aphorismes – Sylvain Tesson les aime au point d’en publier des recueils – et de considérations sur la France actuelle, la politique occidentale à l’encontre de la Russie et sur le sens de la vie. Non dénué d’humour, Berezina bovaryse au plus haut point ! Je dois confesser l’avoir lu d’une traite et avoir refait la traversée toute la nuit suivante. je ne peux que recommander chaudement cette froide épopée qui remet sur le devant de notre scène craintive et recroquevillée sur elle-même les beaux mots d’Honneur, de Gloire, d’Aventure, de Littérature…
Retrouvez cette chronique sur le Salon Littéraire.
Written by Philippe Rubempré on 02 février 2015
« La France, petit paradis peuplé de gens qui se pensent en enfer, administré par des pères-la-vertu occupés à brider les habitants du parc humain, ne convenait plus à son besoin de liberté. » – Sylvain Tesson, Berezina, Guérin, 2015, p.25
Written by Philippe Rubempré on 02 février 2015
- Crime et châtiment – Fiodor Dostoievski
- Le capitaine Nemo – Pascal Davoz et Richard Ortiz, d’après l’oeuvre de Jules Verne
- Soumission – Michel Houellebecq
- Les résidents – Maurice G. Dantec
- Histoire de la France pour tous les Français – Antoine Auger, Dimitri Casali
Written by Philippe Rubempré on 26 janvier 2015
Le bandeau de cet essai précise : « Le cri de colère d’Alain Bentolila ». Cri de colère certes, mais ni stérile, ni pamphlétaire, ni donneur de leçons. Bentolila, linguiste de grande renommée, attire notre attention sur certaines conséquences du « progrès » post-1968 que nos élites démissionnaires – qu’elles soient politiques, économiques ou intellectuelles – s’échinent à nous vendre comme des parangons de modernité et des preuves d’une liberté plus grande. Lucide, Bentolila constate que cette « modernité » et cette « liberté » ne sont ressenties comme telles qu’à la suite d’abandons et de démissions en cascade : exigence du langage, de la rhétorique, de la démonstration, de la disputatio, exigence des mathématiques, et au-delà, des sciences… Autant d’abandons, autant de démissions. Cette somme tragique (et non exhaustive) produit ce qu’on nous vend comme étant la modernité et la liberté, mais qui ne sont en réalité qu’illusions, et soumission bien réelle à un ordre capitaliste marchand ultra-individualisé et individualiste, ayant perdu toute forme de mesure, et toute forme de transcendance autre que l’appât du gain, le culte de l’image et une foi de charbonnier dans le bonheur individuel – le reste étant rejeté comme, au choix : rétrograde, fasciste, vieux, ringard… ad lib.
En bon analyste, Alain Bentolila décrit avec exigence, de manière étayée et argumentée, les points de cristallisation de cette régression intellectuelle et éthique de la France : la télévision, qualifiée de « grande anesthésiste » ; Internet et les réseaux sociaux, dont il souligne l’indigence et l’illusion (en termes de savoir, de démocratie, de liens avec l’Autre…) ; les politiques, qui ne cessent de « nous prendre pour des cons » et que, quoi que puissent en dire les commentateurs autorisés, nous n’avons eu de cesse de croire ; l’anémie du langage, « grand maquillage », conséquence de l’appauvrissement lexical et intellectuel dans lequel euphémismes, raccourcis et insultes concurrencent un politiquement correct sans vergogne (ne fâchons personne, nous ne sommes plus à-même d’argumenter). Alain Bentolila consacre trois longs chapitres à la question scolaire et à la démission de l’Éducation nationale. Cette dernière a abandonné l’exigence et l’élitisme républicain (rappel : il s’agit d’amener chaque élève au maximum de ses capacités pour en faire un citoyen libre et responsable – et non comme le serinent les pédagos et une certaine gauche bourdieusienne laisser la masse à la ramasse au profit d’une reproduction sociale conservant aux classes dominantes leur position de puissance) au profit de la facilité (l’exigence est par nature inégalitaire) et d’un égalitarisme destructeur. L’égalité se fait au moins disant, jetant chaque année toujours plus de gamins sans diplôme ou titulaires de diplômes en carton-pâte dans les griffes du Pôle Emploi, de la rue, de la délinquance, du RSA, voire pire… Enfin, Bentolila consacre deux chapitres à la question des religions et de la laïcité d’une part, et d’autre part à celle de l’appartenance et de l’identité.
Mesuré dans ses propos, Alain Bentolila n’en est pas moins intransigeant sur le constat posé, et démonte magistralement, à l’appui d’exemples pertinents, les mécanismes qui ont conduit à cet abaissement du niveau intellectuel de la France. En outre, ne se limitant pas à dénoncer, Bentolila se veut force de proposition, notamment sur la question scolaire dont il est un éminent spécialiste. Les solutions préconisées, qui ne sont pas du reste des solutions miracles (elles n’existent pas), sont de bons sens : restaurer l’apprentissage de la lecture (donc méthode syllabique, et non ces usines à dyslexiques que sont les méthodes globales et semi-globales) et des mathématiques, restaurer la légitimité du maître par rapport à l’élève (l’autorité dont il est fait grand cas aujourd’hui pour les raisons que l’on sait n’étant qu’un corollaire de la légitimité), retrouver l’exigence de l’effort et de l’apprentissage… Une réserve toutefois sur la laïcité : nous considérons au contraire de l’auteur que les mères voilées ne doivent en aucun cas être autorisées à accompagner des élèves dans le cadre scolaire public (sauf à retirer leur voile pour l’occasion). La laïcité n’est ni ouverte, ni intégriste. Elle est la garantie de pouvoir dispenser un enseignement hors du poids des dogmes et des traditions. Elle n’empêche nullement les convictions religieuses, pas plus qu’elle ne freine la pratique d’un culte. Mais celles-ci relèvent du champ privé. Elles n’ont pas à interférer à l’école, sauf choix des parents de scolariser leurs enfants dans le cadre privé confessionnel.
Nous concluons cette chronique en recommandant fortement la lecture de cet essai qui mérite d’être discuté dans le cadre du débat Politique (qui en France reste politicien, hélas). Alain Bentolila conclut sur ces quelques vers de Victor Hugo, extraits du poème « À ceux qu’on foule aux pieds » (1872), que nous nous permettons de reproduire ici :
Je défends l’égaré, le faible et cette foule
Qui, n’ayant jamais eu de point d’appui, s’écroule
Et tombe folle au fond des noirs événements.
Étant des ignorants, ils sont des incléments.
Hélas ! Combien de fois faudra-t-il vous redire
À vous tous que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
Que votre aveuglement produit leur cécité.
Retrouvez cette chronique sur le Salon Littéraire.
Written by Philippe Rubempré on 26 janvier 2015
« Le mépris est un sentiment libérateur. Il exalte une belle âme et l’incite aux grandes entreprises. » – Guillaume Apollinaire
Comment sommes-nous devenus si cons ? – Alain Bentolila
En bon analyste, Alain Bentolila décrit avec exigence, de manière étayée et argumentée, les points de cristallisation de cette régression intellectuelle et éthique de la France : la télévision, qualifiée de « grande anesthésiste » ; Internet et les réseaux sociaux, dont il souligne l’indigence et l’illusion (en termes de savoir, de démocratie, de liens avec l’Autre…) ; les politiques, qui ne cessent de « nous prendre pour des cons » et que, quoi que puissent en dire les commentateurs autorisés, nous n’avons eu de cesse de croire ; l’anémie du langage, « grand maquillage », conséquence de l’appauvrissement lexical et intellectuel dans lequel euphémismes, raccourcis et insultes concurrencent un politiquement correct sans vergogne (ne fâchons personne, nous ne sommes plus à-même d’argumenter). Alain Bentolila consacre trois longs chapitres à la question scolaire et à la démission de l’Éducation nationale. Cette dernière a abandonné l’exigence et l’élitisme républicain (rappel : il s’agit d’amener chaque élève au maximum de ses capacités pour en faire un citoyen libre et responsable – et non comme le serinent les pédagos et une certaine gauche bourdieusienne laisser la masse à la ramasse au profit d’une reproduction sociale conservant aux classes dominantes leur position de puissance) au profit de la facilité (l’exigence est par nature inégalitaire) et d’un égalitarisme destructeur. L’égalité se fait au moins disant, jetant chaque année toujours plus de gamins sans diplôme ou titulaires de diplômes en carton-pâte dans les griffes du Pôle Emploi, de la rue, de la délinquance, du RSA, voire pire… Enfin, Bentolila consacre deux chapitres à la question des religions et de la laïcité d’une part, et d’autre part à celle de l’appartenance et de l’identité.
Mesuré dans ses propos, Alain Bentolila n’en est pas moins intransigeant sur le constat posé, et démonte magistralement, à l’appui d’exemples pertinents, les mécanismes qui ont conduit à cet abaissement du niveau intellectuel de la France. En outre, ne se limitant pas à dénoncer, Bentolila se veut force de proposition, notamment sur la question scolaire dont il est un éminent spécialiste. Les solutions préconisées, qui ne sont pas du reste des solutions miracles (elles n’existent pas), sont de bons sens : restaurer l’apprentissage de la lecture (donc méthode syllabique, et non ces usines à dyslexiques que sont les méthodes globales et semi-globales) et des mathématiques, restaurer la légitimité du maître par rapport à l’élève (l’autorité dont il est fait grand cas aujourd’hui pour les raisons que l’on sait n’étant qu’un corollaire de la légitimité), retrouver l’exigence de l’effort et de l’apprentissage… Une réserve toutefois sur la laïcité : nous considérons au contraire de l’auteur que les mères voilées ne doivent en aucun cas être autorisées à accompagner des élèves dans le cadre scolaire public (sauf à retirer leur voile pour l’occasion). La laïcité n’est ni ouverte, ni intégriste. Elle est la garantie de pouvoir dispenser un enseignement hors du poids des dogmes et des traditions. Elle n’empêche nullement les convictions religieuses, pas plus qu’elle ne freine la pratique d’un culte. Mais celles-ci relèvent du champ privé. Elles n’ont pas à interférer à l’école, sauf choix des parents de scolariser leurs enfants dans le cadre privé confessionnel.
Nous concluons cette chronique en recommandant fortement la lecture de cet essai qui mérite d’être discuté dans le cadre du débat Politique (qui en France reste politicien, hélas). Alain Bentolila conclut sur ces quelques vers de Victor Hugo, extraits du poème « À ceux qu’on foule aux pieds » (1872), que nous nous permettons de reproduire ici :
Je défends l’égaré, le faible et cette foule
Qui, n’ayant jamais eu de point d’appui, s’écroule
Et tombe folle au fond des noirs événements.
Étant des ignorants, ils sont des incléments.
Hélas ! Combien de fois faudra-t-il vous redire
À vous tous que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
Que votre aveuglement produit leur cécité.
Retrouvez cette chronique sur le Salon Littéraire.