Le Manufacturier – Mattias Köping

Si la terminologie « roman noir » a une signification réelle, alors Le Manufacturier de Mattias Köping l’épouse parfaitement. La lecture de cet excellent roman est d’une violence inouïe, jamais gratuite ni voyeuriste (et l’avertissement apposé en couverture ainsi que la préface de l’auteur à l’édition de poche ne sont ni galvaudés, ni des coups de communication : l’ouvrage s’adresse à un public – très – averti). Amis lecteurs, en entrant dans l’antre du Manufacturier, vous abandonnez tout espoir, toute illusion sur la nature humaine. Décidément, Rousseau s’est planté : l’homme ne naît pas bon. Même s’il semble que, parfois, il puisse le devenir… un peu.
L’histoire se déroule en 2017, année où se chevauchent plusieurs enquêtes dont la clé de voûte est fracassante. D’un côté, le capitaine Vladimir Radiche, flic de la Crim’ du Havre aux résultats aussi probants qu’il est imbuvable, doit résoudre deux assassinats, celui d’un dealer torturé et balancé aux ordures, et celui d’une femme et son bébé atrocement massacrés et mutilés. De l’autre, une avocate serbe, Irena Ilic, enquête sur des crimes de guerre commis pendant le conflit en ex-Yougoslavie par une milice baptisée les Lions de Serbie, sous la férule d’un Dragoljub qui semble tout droit sorti des enfers pour répandre le sang, la terreur et la désolation. Irena espère coincer ce criminel évanoui dans la nature depuis une vingtaine d’années par l’intermédiaire de Milovan, seul rescapé par miracle à douze ans du massacre de sa famille, et qui vit désormais en France. L’araignée Köping tisse magistralement sa toile jusqu’à la croisée des enquêtes de Radiche et Ilic…
Menée tambour battant avec une précision et un réalisme saisissant tant dans l’écriture que dans les dialogues, l’histoire du Manufacturier explore les conséquences actuelles de l’explosion de l’ex-Yougoslavie sur fond de crimes de guerre, crimes contre l’humanité, trafics de stupéfiants, d’êtres humains et autres crimes sadiques. Ce roman, un bijou du genre, ne laisse que très peu d’espoir sur la condition humaine, intangible et marquée à jamais du sceau de ce que les Chrétiens appellent péché originel, ce quel que soit le nom ou le fond qu’on lui donne, et quoi qu’en pensent les optimistes, les droits de l’hommistes et autres humanophiles.
La fin du roman, glaçante, éclaire d’une manière limpide la citation de Louis-Ferdinand Céline placée en exergue par Mattias Köping, extraite du bien nommé Voyage au bout de la nuit :
« C’est des hommes et d’eux seulement qu’il faut avoir peur, toujours. »
Philippe Rubempré
Mattias Köping, Le Manufacturier, (Ring, 2018) Magnus, 2022, 667 p.
Degenerate housewives – Rebecca

Qui ne connaît le soap imbécile dont le plus grand fan connu reste Madame W. Bush, Desesperate houswives? Convenu et bien pensant au possible, n’est-ce pas ? Cette série a pourtant un grand mérite pour les esprits coquins, elle a inspiré la dessinatrice et scénariste américaine Rebecca, qui en offre une parodie érotique légère, aussi lesbienne que bien sentie…
Délaissée par son Donald de mari, prostitué à son boulot et au pognon, Catherine Mitchell s’emmerde ferme dans sa banlieue résidentielle de la upper middle class, et s’en ouvre, si j’ose dire, à sa meilleure amie Patty. Cette dernière, profitant de l’absence des enfants au lycée et de Donald au travail, s’emploie alors à convertir Catherine au lesbianisme et à la soumission. Et voilà le point de départ quelque peu grivois de cette bande-dessinée audacieuse, d’un intérêt très supérieur à la série dont elle est inspirée.
Rebecca compose en noir et blanc avec une précision et un réalisme crus, rendant le cadre absolument crédible, véritable cocon de ses histoires d’un érotisme soigné et strictement réservé aux adultes, empreintes d’humour et aux dialogues léchés. On peut y lire en filigrane une critique sans concession du puritanisme et de la société de l’ultra-individualisme consumériste à l’américaine, qui assèche les âmes et dessèche les corps. Cette ode à la liberté individuelle et à la jouissance n’est pas sans rappeler aux lecteurs français le fameux « chacun fait ce qu’il veut avec son cul, mais cela ne nous… regarde pas ! ».
Les amateurs de bande-dessinée, d’érotisme et les bons vivants des deux sexes sauront apprécier et se réjouir à la lecture de ce divertissement pour les grands.
Philippe Rubempré
Rebecca, Degenerate housewives, Dynamite,5 tomes parus entre 2013 et 2015, 7 euros l’unité.
Autant en emporte le vent – Margaret Mitchell

Longtemps j’ai cru qu’Autant en emporte le vent n’était qu’une histoire d’amour à l’eau de rose sur fond de Guerre de Sécession et de « M’ame Sca’lett »… Un truc de bonnes femmes, en somme. Eh bien, force est de le reconnaître, j’ai tout faux ! J’ai commencé à le lire par hasard début juillet, je ne l’ai pas lâché. Je dois même dire que c’est un des romans qui m’a le plus pénétré dans mes lectures de ces dernières années. Roman total – la vie, la mort, l’amour, la guerre, l’argent – humain, désespérément humain, aux caractères bien campés et à portée universelle (ouvrons une parenthèse : je jugeai a priori ridicule la polémique woke sur l’œuvre et son adaptation cinématographique ; de fait, cette polémique est ridicule, vaine, mesquine et infondée. Fin de la parenthèse).
Autant en emporte le vent est une tragédie avec au moins deux degrés de lecture, la tragédie personnelle de son héroïne Scarlett O’Hara, et la tragédie de la Confédération (véritable civilisation singulière dans la jeune Amérique du XIXe siècle – cf Le Blanc soleil des vaincus, de Dominique Venner1, qui en retrace l’histoire avec une sympathie avouée et une honnêteté intellectuelle qui fait défaut à bien des ouvrages historiques prenant fait et cause pour le vainqueur tout en revendiquant l’objectivité et la scientificité). À travers le parcours de Scarlett, Margaret Mitchell se livre à une sorte d’autopsie du Dixie Land et tout à la fois, de part ses origines, à une introspection civilisationnelle. Roman adoptant un point de vue, donc subjectif, il m’apparaît cependant largement moins caricatural que (la très bonne) Case de l’Oncle Tom d’Harriet Beecher-Stowe, roman à visée ouvertement politique écrit in situ – quand la fresque de Margaret Mitchell a été composée dans les années 1930.
De quoi s’agit-il ? L’histoire débute aux prémices de la Guerre de Sécession. Scarlett O’Hara, adolescente de seize ans au caractère bien trempé, aime Ashley Wilkes, quand elle découvre qu’il est promis à Mélanie Hamilton. L’explication qui s’ensuit avec Ashley est surprise par un homme à la réputation détestable, Rhett Butler, qui ne cessera de réapparaître dans la vie de Scarlett, laquelle finit par dépit et/ou par vengeance, par épouser Charles, le frère de Mélanie. Ce dernier disparaît, dans des conditions que vous lirez, dès le début du conflit, laissant sa jeune épouse enceinte, veillée par Mama, « négresse » déjà au service de sa mère, forte personnalité et phare de ce roman à bien des égards. Toute cette saga se déroule sur fond de Guerre de Sécession – opposant les états du Nord abolitionnistes à ceux du Sud réunis en Confédération, dont l’économie de plantation est fondée sur l’Institution, l’esclavage, lequel traduit une diversité de situations au sein des populations serviles et dans les attitudes à leur endroit – puis se poursuit sur fond de « reconstruction ».

Si la sympathie de Margaret Mitchell va de manière évidente aux Confédérés, en aucune façon ce roman n’est une défense de l’esclavage ou une justification du racisme, ou que sais-je encore (la bêtise woke a ses raisons que la raison ne connaît point)… Il offre cependant un contrepoint à la littérature générale sur le sujet. Le fameux Vae victis attribué à Brennus est un invariant de la nature humaine… Autant en emporte le vent est un roman vivant dans le sens où les personnages intègrent le spectre des nuances qui fondent la diversité humaine. En aucun cas il ne met en scène des « bons » absolus (qui seraient ici les Confédérés) face à des « méchants » définitifs (en l’occurrence les Yankees).
La figure charismatique autant qu’insupportable de Scarlett O’Hara offre à Margaret Mitchell le prétexte au roman de la Guerre de Sécession vue du Sud, avec toute la mesure dont est capable un romancier talentueux et digne de ce nom, un écrivain, peu importe ses opinions politiques, options philosophiques ou croyances religieuses. Ce qui fait d’Autant en emporte le vent un roman à portée universelle, traitant de l’essentiel de la vie des Hommes : la vie, la mort, l’amour, l’amitié, la guerre, l’argent, la civilisation…
Philippe Rubempré
Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent, trad. Pierre-François Caillé, (Gallimard, 1938), Le Livre de Poche, 1963, 2 tomes (692 et 696 p.).
1Dominique Venner, Le Blanc soleil des vaincus, Via Romana, 2015, préface d’Alain de Benoist.
Lectures juillet
- Les murailles d’Ananké – Henri Vernes
- Xhatan, maître de la lumière – Henri Vernes
- Le roi des Archipels – Henri Vernes
- Poison blanc – Henri Vernes
- Les secrets de l’Ombre Jaune – Henri Vernes
- L’encyclopédie de l’Ombre Jaune – Henri Vernes
- Set up Love Story #1 – Katsu Aki
- Le Tigre des Lagunes – Henri Vernes
- Le Dragon des Fenstone – Henri Vernes
- Set up Love Story #2 – Katsu Aki
- Trafic dans les Caraïbes – Henri Vernes
- Les sosies de l’Ombre Jaune – Henri Vernes
- Set up Love Story #3 – Katsu Aki
- Set up Love Story #4 – Katsu Aki
- Formule X 33 – Henri Vernes
- Set up Love Story #5 – Katsu Aki
- Set up Love Story #6 – Katsu Aki
- Ogenki clinic #1 – Haruka Inui
- Ogenki clinic #2 – Haruka Inui
Cœurs et visages – Emmanuel Bove

Cœurs et visages est un court roman dans lequel il ne se passe pour ainsi dire rien, ou si peu de choses… Et pourtant, c’est un excellent roman, une peinture fine et acerbe de la petite bourgeoisie industrieuse.
André Poitou, chausseur parti de rien, parvenu à créer sa chaîne de magasins, doit se voir remettre la Légion d’honneur en l’hôtel Gallia fraîchement rénové. Voilà tout le propos de ce roman, du trajet empreint d’émotion et d’une certaine angoisse vers la gloire aux discours actant l’apogée de Poitou. Et prétexte pour Emmanuel Bove à un tableau réjouissant des caractères invités à la cérémonie. Un bal des hypocrites dans lequel valsent, sous la houlette d’un sénateur ripoublicain, jalousies commerciales, notabilités déchéantes et mesquineries petit-bourgeois d’une caste animée par l’appât du gain et la soif égoïste de reconnaissance.
L’auteur tisse son roman comme l’araignée sa toile. Personne n’échappe à son œil impitoyable et pourtant si juste. Le lecteur vit le banquet comme s’il en était. Peinture sociale aussi profonde et pertinente qu’en retenue, écrite dans un style sobre et efficace sans être plat ni froid, Cœurs et visages est le roman d’une classe sociale à l’esprit souvent (mais il existe heureusement des exceptions) méprisable, si bien croquée en son temps au cinéma par un Claude Chabrol.
Philippe Rubempré
Emmanuel Bove, Cœurs et visages, Collection Motifs, 2002, 152p.