Le moment est venu de dire ce que j’ai vu – Philippe de Villiers
Les mémoires politiques de Philippe de Villiers confirment ce dont les pessimistes se doutent, et ce que les lucides constatent : la démocratie est morte en France et en Union européenne. Elle n’a plus de démocratie que le nom. L’emballage est là, mais vide de sens, de réalité, de transcendance. La démocratie telle qu’elle est actuellement, appelons la décramotie (j’emprunte le terme à l’excellente chanson des Têtes Raides intitulée Patalo), se veut ouverte à tous les vents économiques et migratoires (liberté la plus large possible de circulation des capitaux et des personnes). Pour cela, elle a renié son histoire, ses valeurs, ses références ; pour cela elle sacrifie toutes ses fondations, le progressisme imposant d’aller de l’avant sans regarder en arrière. Mais sans mémoire, pas d’histoire, pas d’identité, pas d’avenir.
Nous pouvons reconnaître à Philippe de Villiers sa droiture et une fidélité sans faille à ses convictions et ses idéaux. Que nous les partagions ou non n’a ici que peu d’importance, l’objet de cette chronique n’est pas d’encenser le vicomte du Puy du Fou, pas plus que de le descendre. Pour clore la question, mes lecteurs (qui semblent être de plus en plus nombreux, qu’ils en soient remerciés) savent que mes combats me portent vers la laïcité, le respect des identités et de l’histoire, l’hospitalité (devenue un crime médiapartique), l’éducation vraie (pas l’ersatz promu actuellement), l’économie au service de l’humain, l’indépendance des Nations, seule garante d’une démocratie réelle (ce qui n’empêche nullement les partenariats et accords internationaux, mais qui interdit les structures supranationales échappant au contrôle démocratique des peuples). À mes amis de gauche qui s’étonneraient ou s’offusqueraient que je chronique le livre d’un ex-politique réputé de droite dure ou d’extrême-droite, je réaffirme que toutes les idées doivent être débattues civilement ; je n’aime ni les oukazes, ni les ostracismes, et j’abhorre le politiquement correct qui déforme la réalité, quand il ne la nie pas, à des fins politiciennes, consuméristes et idéologiques douteuses. Brisons-là, je ne souhaite pas rédiger ma chronique ni sur mes options politiques, ni sur celles de Monsieur de Villiers.
Le passionnant dans cet essai réside dans la description de l’intérieur de l’anésthésie voulue de la démocratie sous les coups de bélier conjugués de la finance mondialisée et du progressisme (à ne pas confondre avec le progrès). D’une manière plus pertinente qu’Éric Zemmour dans son Suicide français (Albin Michel, 2014), de Villiers démontre en narrant ses anecdotes de carrière la destruction délibérée de la Nation et de l’identité française depuis Giscard par des politiciens, talentueux parfois, souvent incultes et n’ayant pas le moindre sens de la perspective historique, qui n’ont de projet que pour eux et non pour la France. C’est, je le crois sincèrement, ce qui mine la France, et l’Europe aujourd’hui. Il n’y a pas de projet pour la France. La France c’est quoi ? c’est qui ? Quelle est sa place en Europe ? dans le monde ? Quelles sont ses valeurs ? quelle est son identité ? De cela, il n’est plus question aujourd’hui. Bon an, mal an, la France s’aligne sur les positions atlantistes, se réclame des droits de l’homme pour mieux vendre ses Rafales au Qatar ou se ménager l’appui de Riyad (Arabie saoudite qui préside depuis peu la commission des droits de l’homme à l’ONU, quand on vous dit que les droits de l’homme sont le leitmotiv de la politique étrangère de la France et que la realpolitik est criminelle…), louvoie avec Bruxelles et les sectateurs du Saint-Fric mondialisé en se jetant, doucement mais surement, dans le mondialisme dérégulé et uberisé prôné par saint Jacques Attali, pape des déracinés friqués, et son légat Macron…
Villiers montre de l’intérieur les manipulations et les mensonges qui ont présidé aux grands référendums sur les questions européennes. L’abandon de l’éducation et l’enseignement d’une histoire culpabilisante et idéologisée depuis quarante ans ont porté leurs fruits. En 2005, dans un sursaut, fascisant pour la caste médiatico-politique (favorable à la quasi-unanimité au oui), le non l’a emporté au référendum sur la constitution européenne. Qu’à cela ne tienne, Sarkozy, que la vergogne n’étouffe pas, fait valider ladite constitution à peine remaquillée avec l’adoption par le Parlement du traité de Lisbonne en 2007. Le pire dans tout cela est qu’il avait annoncé qu’il le ferait dans sa campagne présidentielle (sur ce point, il n’a pas manqué de franchise), mais les Français amnésiques et coupables l’ont élu ; ils furent cocus. De Villiers montre bien dans cet essai que la mondialisation et l’ultra-libéralisme libertaire vantés comme des chances, des opportunités, ne le sont que pour les élites politico-médiatico-financières. Les peuples sont les éternels cocus de la mondialisation financière. Leurs acquis sociaux ne peuvent pas tenir face à l’exigence financière de dividendes toujours plus importants pour un nombre toujours plus restreint de bénéficiaires. On nous vante la théorie du ruissellement, qui veut que quand les riches s’enrichissent, les pauvres aussi, par ricochet. Mais cette théorie ne se vérifie que dans les pays vraiment pauvres. Dans nos nations occidentales majoritairement composées de classes moyennes, cela signifie plus de pauvreté, plus d’insécurité (économique, sociale…), moins de démocratie.
Enfin, Philippe de Villiers, s’appuyant sur Soljenitsyne, montre comment la perte de transcendance historique et spirituelle amène le consumérisme individualiste et stupide qui prévaut sur toute démocratie en France aujourd’hui. Pour lui, c’est ce qui explique la progression de l’islam qui se présente comme une alternative spirituelle au vide consumériste et à la négation identitaire occidentaux. Villiers cite d’ailleurs Philippe Muray et son opuscule Chers Djihadistes. La conclusion de Muray diffère de celle de Villiers. Pour ce dernier, la question n’est pas de savoir si la France va devenir une république islamique, mais « Quand on médite l’histoire et qu’on lit attentivement le Coran et la Sunna, la question n’est plus de savoir pourquoi mais quand » (p. 311). Muray quant à lui constatait le vide spirituel marqué par le consumérisme, les vacances, le tourisme, le culte du confort, des loisirs et du divertissement. Sur cette question, il concluait peu ou prou que nous vaincrons parce que nous sommes les plus morts…
De fait, en abandonnant l’exigence d’éducation telle qu’entendue par les hussards noirs de la République, et en abandonnant l’état-nation comme cadre naturel et optimal de la démocratie, nous avons affaiblie la démocratie, dégradée en décramotie. L’Union européenne est dirigée par les lobbies et les produits de la banque Goldman-Sachs bien plus que par le fruit des élections européennes. Comme le remarque justement Philippe de Villiers, ces élections européennes servent plus à désigner le quidam chargé d’imposer les « réformes » dans une région que d’élire le député chargé de représenter et défendre sa région auprès du Parlement européen avec un mandat démocratique issu de la volonté populaire. La crise des institutions européennes est le fruit de cette dérive, laquelle, à la lecture des mémoires politiques de Philippe de Villiers, ne semble pas en être une, mais être depuis longtemps calculée et patiemment mise en oeuvre. À quand un réveil démocratique ? L’Union européenne, la mondialisation… ne sont des problèmes que parce qu’ils échappent à la volonté et au contrôle démocratique des peuples réunis en nations. Comme le disait (en s’en félicitant) Jacques Delors, père de Martine Aubry et mentor de François Hollande, cité par Philippe de Villiers, « cette construction d’allure technocratique fonctionne sous l’égide d’une sorte de despotisme doux et éclairé », c’est-à-dire n’est déjà plus une démocratie.
Philippe Rubempré
Philippe de Villiers, Le moment est venu de dire ce que j’ai vu, Albin Michel, 2015, 345 pages, 21,50 euros
Ab hinc… 183
« Ça fait pas mal de lilas que je ne partage plus la croyance à un progrès social indéfini. Ce que la plupart des individus appellent progrès ne concerne en réalité le confort, comme l’entendent les disciples des philosophes des arts ménagers, du cheval-vapeur et du haut-débit. » – Gérard Oberlé
Ab hinc… 182
« Faire une loi et ne pas la faire exécuter, c’est autoriser la chose qu’on veut défendre. » – Cardinal de Retz
Gérard Oberlé, un ogre amoureux de liberté
Lire les chroniques de Gérard Oberlé, sur la musique comme sur les plaisirs de la vie, est une démarche éminemment littéraire et souvent bibliophile ! L’ermite morvandiau ne professe pas une fausse générosité à ses lecteurs. Oberlé est un ogre de liberté poétique, mélodique, littéraire, gastronomique… et arrosée !
Né en 1945 en Alsace, ayant des origines lorraines, Gérard Oberlé a retracé son parcours d’une vie, aventureuse et érudite autant que gourmande, à travers le cul de ses bouteilles et une plume alerte et drôlifique, parfois humeuristique, souvent mélancolique… dans un émouvant et réjouissant Itinéraire spiritueux1. Au fil des chroniques ou des épîtres adressés à Beauvert2, producteur sur France-Musique, ou à Émilie3, collégienne (puis femme) à laquelle il écrivait ouvertement dans le magazine LIRE4, Oberlé transcende son érudition avec son vécu et prodigue un art de vivre fondé sur la liberté et les plaisirs. Farouchement libre et indépendant, solitaire fidèle en amitié, – et quelles amitiés, excusez du peu : Jim Harrison5, Jean-Claude Pirotte6, Tom McGuane, James Crumley, Régine Desforges, Jean-Claude Carrière, Luis Buñuel, Jean-Pierre Coffe, Jean Carmet, François Busnel, j’en passe et des meilleurs, tous bons vivants et joyeux compères ! – Gérard Oberlé est un ogre dont il est bon de s’inspirer ; sans toutefois chercher à l’imiter ou le singer, ce qui serait d’un ridicule parfait. Maxime Le Forestier a dit de Georges Brassens qu’il est « un vaccin contre la connerie » en précisant qu’il « faut des cutis de rappel très régulières » ; nous sommes d’accord, et l’appliquons à Gérard Oberlé sans réserve !
Il émane des écrits de Gérard Oberlé une tendre mélancolie teintée de romantisme que son amour des Lieder de Schubert traduit. N’oublions pas que l’Alsace fut allemande, que l’alsacien est une langue proche de celle de Werther, et que leurs imaginaires propres convolent fréquemment. Relire les chroniques ou les romans de Gérard Oberlé procure des sensations proches de celles éprouvées à l’heure de déguster un grand vin – comme pour ce Châteauneuf-du-Pape 1985 de Max Brunel, offert par un joyeux érudit bon vivant à l’occasion d’une soirée que nous avions organisée pour inaugurer notre bibliothèque rénovée, et qui fut dégusté à la Noël 2014 pour le plus grand plaisir de nos convives. Il y a presque une tension érotique à l’heure de monter les escaliers – en tout bien tout honneur, n’est-ce pas – et de retrouver dans le livre désiré l’auteur admiré. C’est aussi une tension érotique qui transpire de la plume oberlesque quand il écrit sur certains flacons exceptionnels ou qu’il évoque une amitié par une anecdote émue. Il est difficile de ne pas être touché par la sensibilité mélancolique de cet homme qui écrit se sentir de moins en moins en phase avec son époque – et nous le comprenons ! Ce trait de personnalité se retrouve chez Henri Schott, son (dés)alter-héros de Retour à Zornhof, écrivain inspiré pour la majorité de son œuvre par une « Sainte Mélancolie » qu’Oberlé décrit ainsi :
« Peu soucieux de s’adapter aux mœurs nouvelles, il s’y intéressait cependant en spectateur narquois et s’en amusait avec une ironie douloureuse. « Il faut vivre avec son temps » clament les imbéciles. Un défi qu’il n’avait jamais voulu relever. »7
Un véritable portrait en creux de l’auteur, qui se vérifie à la lecture de ses chroniques et de ses romans, qui éclate splendidement à la lecture de son Itinéraire spiritueux.
Gérard Oberlé est finalement un écrivain amoureux : de la langue, de la liberté, de la poésie, des livres anciens, de la musique classique orientale et de Schubert, des jardins, des voyages géographiques, gastronomiques ou éthyliques. Amoureux de cette part des anges qui fait le miel de la vie – ce quotidien violenté, déprimé et sinistré à longueur de colonnes, d’ondes et de vomissures télévisées ou internetisées. Son éditeur, Grasset, ne s’y trompe pas, qui appose un bandeau « Le livre des plaisirs » sur le recueil de ses chroniques de LIRE intitulé Émilie, une aventure épistolaire. La bibliophilie et le commerce des livres anciens ont assuré à Gérard Oberlé son pain quotidien. À près de soixante-dix ans, il tient toujours les rênes de sa librairie du Manoir de Pron8, et est expert auprès de la cour d’appel de Bourges. Amoureux de la vie à la manière d’un ours, il aime et cultive sa solitude bien accompagnée et son jardin. Importun, gare au coup de griffe !
Notre lecture de l’oeuvre de Gérard Oberlé est inachevée, toujours en cours. Nous le connaissons à travers quelques-uns de ses ouvrages seulement : des romans, Nil Rouge9, Retour à Zornhof, Mémoires de Marc-Antoine Muret10 ; un récit, Itinéraire spiritueux et des chroniques, recueillies dans La vie est un tango, La vie est ainsi fête et Émilie, une aventure épistolaire. Il nous reste à lire les deux romans11 qui poursuivent les aventures de Claude Chassignet, débutées avec Nil Rouge, sa correspondance avec Jim Harrison, autre auteur que nous aimons et admirons, et ses publications de bibliographe, notamment Les Fastes de Bacchus et Comus ou Histoire du boire et du manger en Europe, de l’Antiquité à nos jours à travers les livres12, tout un programme gourmand ! De saines lectures que nous savoureront en dégustant un piquepoul-de-pinet bien frais à la santé de Gérard Oberlé.
Philippe Rubempré
1Gérard Oberlé, Itinéraire spiritueux, Grasset, 2006
Cf Ph. Rubempré, Spirituel et spiritueux, un itinéraire à lire ou relire toutes affaires cessantes !, chronique sur Le Salon Littéraire : http://salon-litteraire.com/fr/gerard-oberle/review/1862633-gerard-oberle-spirituel-et-spiritueux-un-itineraire-a-lire-ou-relire-toutes-affaires-cessantes
2Gérard Oberlé, La vie est un tango, Flammarion, 2003
Gérard Oberlé, La vie est ainsi fête, Grasset, 2007
3Gérard Oberlé, Émilie, une aventure épistolaire, Grasset, 2012
Cf Ph. Rubempré, chronique sur Le Salon Littéraire : http://salon-litteraire.com/fr/grasset/review/1834845-emilie-une-aventure-epistolaire-gerard-oberle
4Gérard Oberlé tient désormais une chronique mensuelle dans LIRE intitulée « Livres oubliés ou méconnus ».
5Avec lequel il a entretenu une correspondance publiée en 2000 :
Jim Harrison, Gérard Oberlé, Ramages et plumages – Petite correspondance ornithophagique. Novembre 1999 – avril 2000, Au Manoir de Pron, 2000
6Pirotte, qui tenait la chronique poésie de LIRE, est décédé en mai 2014. Il a laissé juste avant son décès un bouleversant roman, Portrait craché (Le Cherche-Midi, 2014), chroniqué dans le Salon Littéraire par votre serviteur sous le titre « Jean-Claude Pirotte, un portrait craché de l’auteur et de son temps » : http://salon-litteraire.com/fr/jean-claude-pirotte/review/1899595-jean-claude-pirotte-un-portrait-crache-de-l-auteur-et-de-son-temps
7Gérard Oberlé, Retour à Zornhof, Grasset, 2004
8À Montigny-sur-Canne, dans la Nièvre – www.pron-livres.fr
9Gérard Oberlé, Nil Rouge, Le Cherche-Midi éditeur, 1999
10Gérard Oberlé, Mémoires de Marc-Antoine Muret, Grasset, 2009
11Pera Palas, Le Cherche-Midi éditeur, 2000, et Palomas Canyon, Le Cherche-Midi éditeur, 2002.
12Belfond, 1989
Ab hinc… 181
« Le scandale, de nos jours, ne consiste pas à attenter aux valeurs morales, mais au principe de réalité. » – Jean Baudrillard