Journal d'un caféïnomane insomniaque
mercredi novembre 27th 2024

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La civilisation du spectacle – Mario Vargas Llosa

civilisation spectacle    Répétons-nous, encore une fois reprenons à notre compte cet adage emprunté à Alberto Manguel : la littérature pose de bonnes questions plutôt que de vendre des solutions prêtes à consommer. C’est ce qui la rend si belle, si grande, et sans doute élitiste. La littérature est un cadeau qui se mérite. Mais alors, quel cadeau formidable ! Penser, se penser, penser le monde, se divertir, imaginer, rêver, réfléchir, construire, voyager… La littérature est tout cela et bien plus encore. C’est aussi un pilier majeur de ce qu’on appellera par commodité de langage la Culture, cette Culture qui regroupait jadis en plus de la littérature, les beaux-arts. Et qui est en passe d’être détruite par le culturel, lui-même rongé par le divertissement. À tout point de vue : littérature, beaux-arts, érotisme, religion, politique… Voilà le thème du dernier essai publié en France de l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature en 2010.

S’accordant à notre proposition de définition, La civilisation du spectacle est un essai éminemment littéraire. Il s’ouvre sur un rappel historique et philosophique de l’évolution du concept de Culture en s’appuyant sur T.S. Eliott, George Steiner, Guy Debord, Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, et enfin Frédéric Martel. Mario Vargas Llosa organise ensuite sa réflexion en six points, que voici dans l’ordre : 1) La civilisation du spectacle ; 2) Bref discours sur la culture ; 3) Il est interdit d’interdire ; 4) La disparition de l’érotisme ; 5) Culture, politique et pouvoir ; et 6) L’opium du peuple. Chaque thématique abordée se conclut par un ou plusieurs articles publiés par l’auteur dans le quotidien madrilène El Pais. Libéral assumé, Vargas Llosa l’est également en matière de Culture. La Culture et la liberté sont, nous semble-t’il, chez lui, indéfectiblement liées, comme le montre cette crainte exprimée lors de son discours de réception au Freidenpreis (prix pour la paix) des éditeurs et libraires allemands le 6 octobre 1996 : « La liberté est un bien précieux, mais elle n’est garantie dans aucun pays, chez aucune personne, si l’on ne sait l’assumer, l’exercer et la défendre. » L’exercice de la liberté présuppose la Culture. Sans elle, il n’est qu’illusion, manipulation de masses, démagogie, divertissement. Ce qui est le cas de nos jours : pour nombre de personnes (à notre avis, une très large majorité), la Culture est le divertissement accessible, si possible gratuitement, à la demande. On ne recherche plus à travers la Culture à construire un savoir, à développer une réflexion propre, à élaborer un avenir commun (en démocratie). On recherche le confort, le divertissement, l’oubli d’un quotidien immanent et veule, et des difficultés relatives. D’où la définition que propose Mario Vargas Llosa : « Que veut dire civilisation du spectacle ? celle d’un monde où la première place sur la table des valeurs en vigueur est occupée par le divertissement, et où se divertir, échapper à l’ennui, est devenu une passion universelle. » La civilisation du spectacle est une conséquence de la mondialisation capitalisto-financière – c’est-là nous semble-t’il une contradiction de l’auteur – inféodée au Saint-Fric mondialisé, fruit d’un mariage bâtard entre penseurs économiques libéraux et un certain protestantisme, pour lesquels la réussite économique et financière reflète la valeur de l’être, en constitue en quelque sorte le mètre-étalon. Ce qui est objectivement d’une stupidité sans nom.

De notre point de vue (qui ne vaut que pour ce qu’il est), la civilisation du spectacle est la civilisation de l’illusion de liberté au profit du seul Dieu qui vaille (et nous le regrettons) en ce bas-monde : le Fric. Ce foutu Saint-Fric mondialisé qui rabaisse la civilisation, pour laquelle tant de femmes, d’hommes et d’enfants ont été ou se sont sacrifiés, à la loi de la jungle. Cette vulgaire loi du plus fort (qui est rarement le plus intelligent, le plus cultivé, le plus compétent) n’est pas synonyme de liberté : la liberté suppose limites et responsabilités, faute de quoi elle n’est que chaos. La crise – ou plus exactement la dépression – qui nous affecte depuis 2008 le prouve : la civilisation du spectacle est celle du no limit et de l’irresponsabilité. Elle ne tient que par le divertissement et l’illusion de liberté dans les démocraties. Jusqu’à quand ?

Mario Vargas Llosa propose un essai véritablement passionnant, qui donne à réfléchir, à se remettre en question. Voilà un ouvrage qui mérite qu’une émission littéraire lui soit consacrée. Il y a cependant fort à parier qu’en dehors d’un cercle restreint d’initiés et de passionnés, cet essai ne sera pas versé à la dispute civilisée. Il est vrai que pour des médias vassaux des puissances d’argent et des marchands d’armes, un essai qui démontre les dégâts inévitables – et sans doute irréversibles –  de la mondialisation sur la Culture, et par ricochet sur la liberté, est, nous le comprenons bien, très gênant. Mario Vargas Llosa est on ne peut plus clair sur la question : « La culture-monde, au lieu de promouvoir l’individu, le crétinise, en le privant de lucidité et de libre-arbitre, et l’amène à réagir devant la culture régnante de façon conditionnée et grégaire, comme les chiens de Pavlov à la clochette qui annonce le repas. » Ite missa est.

Un des intérêts de cet essai est, après avoir proposé une définition du phénomène, d’en montrer la réalité en arts, littérature, politique, religion, et même érotisme. La démonstration par l’exemple s’avère à chaque fois convaincante, même si nous pouvons être en désaccord sur certains points précis (ainsi la question des sectes). In fine, le constat est bien là : « La notion de culture s’est tellement étendue que, bien que personne n’ose le reconnaître explicitement, elle s’est estompée. Elle est devenue un fantôme insaisissable, protéiforme. Parce que plus personne n’est cultivé si tout le monde croit l’être ou si le contenu de ce que nous appelons culture a été dépravé de telle sorte que tous puissent croire, à juste titre, qu’ils sont cultivés.« 

En conclusion, nous reprendrons à notre compte l’explication proposée par T.S. Eliott à ce déclin de la Culture, retranscrite avec les mots de Mario Vargas Llosa : « L’idée naïve que la culture se transmettrait à la totalité de la société par l’éducation détruit la haute culture, car cette démocratisation universelle de la culture mène à l’appauvrissement et à une croissante superficialité. » Nous y sommes. Et les politiques d’éducation menées en France depuis la Loi Haby de 1975 (disposant du collège unique), aggravées par la réforme en cours initiée par le ministre en exercice, Najat Vallaud-Blekacem, vont amplifier le phénomène en démocratisant l’instruction, c’est-à-dire en nivelant de facto le niveau d’exigence par le bas – faute de pouvoir le faire par le haut – , et dans ce cas précis, en le doublant d’une chape idéologique contraire à la vérité des faits, à tout esprit scientifique, et osons l’écrire, à toute espèce d’honnêteté intellectuelle. L’avenir est au consommateur inculte et bien-pensant !

Philippe Rubempré

Mario Vargas llosa, La civilisation du spectacle, traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan, Gallimard, 2015, 230 pages, 20 euros

Lectures septembre

  1. Fantasia chez les ploucs – Charles Williams
  2. Histoire de la littérature française au XXème Siècle. Tome 1- De la Belle-Époque aux Années folles – sous la direction de Jean Dumont
  3. Autrement et encore – Sébastien Lapaque
  4. L’annonce faite à Marie (pour la scène) – Paul Claudel
  5. Starfuckeuse – Hélène Bruller
  6. L’ineffaçable trahison – Jean-François Kahn
  7. Le Bloc – Jérôme Leroy
  8. Oedipe roi – Sophocle
  9. En finir avec les idées fausses sur les professionnels du spectacle – Vincent Edin
  10. Ex Libris Eroticis 2 – Massimo Rotundo

Les Mémoires de Joss B. – Thomas Morales

Chronique à retrouver sur le Salon Littéraire.

mémoires joss b    Vrai faux roman noir relatant les affaires les plus fameuses de Joss Beaumont, ex-journaliste devenu privé, Les Mémoires de Joss B. sont surtout le roman de la nostalgie. Ce Philip Marlowe parisien croise une galerie de personnages truculents que l’on imagine volontiers interprétés par les acteurs fétiches des films de Michel Audiard.

Joss B., la cinquantaine flasque, amateur de voitures américaines et de variété française à l’heure de l’écologisme et de la soit-disant musique dite « techno » ou « électro », enquête plus ou moins à contre-coeur sur les cas sélectionnés par son assistante, la belle Samira. Avec l’aide du journaliste Merlin, tout un poème, et du commissaire Tabourin, devenu selon ses propres termes auxiliaire de médias plus qu’auxiliaire de justice, Beaumont est amené à fouiner sur les morts d’un industriel du béton mexicain et d’un représentant d’une firme automobile chinoise, tous deux amateurs de chair fraiche payable en monnaie sonnante et trébuchante. Affaires sans doutes liées… Puis, il s’intéresse aux décès de plusieurs journalistes n’ayant pas retenus l’attention de la maréchaussée et l’affectant personnellement. En bon privé dans la tradition du genre, ses enquêtes culbutent une vie sentimentale complexe.

Joss B. parait s’être trompé d’époque. Véritable anachronisme du début du XXIe Siècle, sa mentalité et ses goût le situent plutôt dans les années 1960-1970. Nostalgique à l’heure de la tabula rasa. Thomas Morales prouve avec ce roman son talent. Il a l’art de saisir l’âme du temps et celle de son lecteur ; il incarne la nostalgie d’une époque, d’un cinéma, d’une musique, de mots, aujourd’hui révolue, si ce n’est diabolisée. Qui emploie encore les mots margoulin, gougnafier ou rastaquouère ? Les premiers sont discriminants vis-à-vis de la vulgate sans vocabulaire issue de quarante ans de pédagogisme scolaire ; le dernier est considéré comme raciste, ce qu’il n’est pas dans le contexte du roman (mais la police politico-médiatique de l’Empire du Bien ne s’arrête pas à ce genre de détail). La nostalgie chez Morales n’est pas dénuée d’humour, politesse du désespoir comme on dit, ni de moments heureux. Elle s’inscrit dans une vision lucide de notre bas monde, que reflète à merveille cette citation à méditer, avec laquelle je me sens en parfaite symbiose :

« Les gens qui ont beaucoup lu, appris, sont inaptes à la réussite professionnelle. La lecture leur a ouvert les yeux sur les atrocités du monde et leur a coupé toute initiatives ou ambitions personnelles. Ils n’ont pas assez d’espoir ou d’inconscience  pour faire des choses, entreprendre, créer. Ils savent que toute gesticulation est dérisoire et futile.« 

Philippe Rubempré

Thomas Morales, Les Mémoires de Joss B., Éditions du Rocher, 2015, 250 pages, 18,50 euros

Ab hinc… 180

« Les gens qui ont beaucoup lu, appris, sont inaptes à la réussite professionnelle. La lecture leur a ouvert les yeux sur les atrocités du monde et leur a coupé toutes initiatives ou ambitions personnelles. Ils n’ont pas assez d’espoir ou d’inconscience pour faire des choses, entreprendre, créer.Ils savent que toute gesticulation est dérisoire et futile. » – Thomas Morales, Les Mémoires de Joss B., Éditions du Rocher, 2015.

Solitude du témoin – Richard Millet

solitude du témoin    Mis au ban du petit monde médiatico-littéraire depuis une « affaire » ridicule et infondée instruite par une Torquemada autofictionneuse et l’un des plus mauvais prix Nobel de littérature de l’histoire (récompensé pour son sans-frontiérisme bêlant et aveugle plus que pour sa plume fade), Richard Millet ne mérite ni cet excès d’indignité, ni le concert d’éloges idéologiques venus d’en face. Il est un (bon) écrivain qui mérite d’être considéré à l’aune de sa production intellectuelle et littéraire.

Dans Solitude du témoin, qui relève à notre sens autant de l’essai sur ce qui reste de la civilisation occidentale et son devenir que du journal littéraire (à l’image d’un Jules Renard ou d’un Sébastien Lapaque), Richard Millet prend acte de son ostracisme – avec une certaine insistance qui finit par agacer – et se met en retrait de ce monde judéo-chrétien, héritier d’Athènes et de Jérusalem, qu’il sent, qu’il voit décliner, s’abîmer dans une mort lente, infinie, à force de renoncements, mensonges, lâchetés, et d’abandons des valeurs – notamment pour Richard Millet le catholicisme. L’auteur se pose en témoin solitaire, fantôme vivant d’une autre civilisation, celle qui fut la nôtre, en voie de disparition sous les coups de boutoir du mondialisme financier capitaliste (inféodé au Saint-Fric mondialisé) et ses corollaires – Millet insiste beaucoup sur l’immigration extra-européenne et l’islam.

Du haut de ses certitudes, de ses convictions, Richard Millet apparait parfois arrogant et un tantinet donneur de leçon, notamment quand il se pose comme l’un des derniers écrivains ou qu’il lâche quelques jugements à l’emporte-pièce (sur Brassens par exemple et page 153, réduit à un chansonnier qui déshonorerait le pays qui  baptise une école de son nom ; ceci prouve que Millet ne connait que très partiellement son oeuvre écrite comme musicale). Toutefois, le témoin n’est pas aveugle, et globalement nous partageons son constat de décès en cours, d’agonie sans fin de la civilisation héritée d’Athènes et de Jérusalem ; nous regrettons en outre que les oeuvres de Millet ne fassent plus l’objet d’une dispute civilisée, cet auteur donnant manifestement à réfléchir sur notre société.

Notre confortable agonie se traduit par le travestissement de la culture en Culturel, du réel en Propagande, de la vie en Divertissement. Ce que Richard Millet, à qui nous laissons le dernier mot avec cette longue citation, exprime merveilleusement page 16 :

« C’est oublier que je vis selon une autre conception de l’histoire ; que le catholique attend non pas la mort mais la mort de la mort, en ayant la conscience permanente de la doublure symbolique, surnaturelle, invisible de l’histoire officielle, sans être naïf pour autant (…). Ce qui est mort, c’est l’idée de culture comme civilisation, le Culturel, lui, étant l’alliance du divertissement et de la Propagande, c’est-à-dire un conditionnement de masse opérant au nom même du narcissisme individuel. La culture, pour peu que nous tenions encore à ce mot, est donc pour nous une expression caduque, car employée par le politiquement correct dans ses redéfinitions (raciales, ethniques, sexuelles, sociologiques) de l’humain, à quoi la littérature a été sacrifiée, à commencer par la langue, désormais vouée au consumérisme et à la Propagande, entre deux régimes de terreur que sont l’islamisme (avec l’antiracisme d’État pour corollaire) et le Culturel.« 

Philippe Rubempré

Richard Millet, Solitude du témoin, Léo Scheer, 2015, 171 pages, 17 euros

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