Journal d'un caféïnomane insomniaque
vendredi avril 26th 2024

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Gérard Oberlé, un ogre amoureux de liberté

Oberlé

Lire les chroniques de Gérard Oberlé, sur la musique comme sur les plaisirs de la vie, est une démarche éminemment littéraire et souvent bibliophile ! L’ermite morvandiau ne professe pas une fausse générosité à ses lecteurs. Oberlé est un ogre de liberté poétique, mélodique, littéraire, gastronomique… et arrosée !

Né en 1945 en Alsace, ayant des origines lorraines, Gérard Oberlé a retracé son parcours d’une vie, aventureuse et érudite autant que gourmande, à travers le cul de ses bouteilles et une plume alerte et drôlifique, parfois humeuristique, souvent mélancolique… dans un émouvant et réjouissant Itinéraire spiritueux1. Au fil des chroniques ou des épîtres adressés à Beauvert2, producteur sur France-Musique, ou à Émilie3, collégienne (puis femme) à laquelle il écrivait ouvertement dans le magazine LIRE4, Oberlé transcende son érudition avec son vécu et prodigue un art de vivre fondé sur la liberté et les plaisirs. Farouchement libre et indépendant, solitaire fidèle en amitié, – et quelles amitiés, excusez du peu : Jim Harrison5, Jean-Claude Pirotte6, Tom McGuane, James Crumley, Régine Desforges, Jean-Claude Carrière, Luis Buñuel, Jean-Pierre Coffe, Jean Carmet, François Busnel, j’en passe et des meilleurs, tous bons vivants et joyeux compères ! – Gérard Oberlé est un ogre dont il est bon de s’inspirer ; sans toutefois chercher à l’imiter ou le singer, ce qui serait d’un ridicule parfait. Maxime Le Forestier a dit de Georges Brassens qu’il est « un vaccin contre la connerie » en précisant qu’il « faut des cutis de rappel très régulières » ; nous sommes d’accord, et l’appliquons à Gérard Oberlé sans réserve !

Il émane des écrits de Gérard Oberlé une tendre mélancolie teintée de romantisme que son amour des Lieder de Schubert traduit. N’oublions pas que l’Alsace fut allemande, que l’alsacien est une langue proche de celle de Werther, et que leurs imaginaires propres convolent fréquemment. Relire les chroniques ou les romans de Gérard Oberlé procure des sensations proches de celles éprouvées à l’heure de déguster un grand vin – comme pour ce Châteauneuf-du-Pape 1985 de Max Brunel, offert par un joyeux érudit bon vivant à l’occasion d’une soirée que nous avions organisée pour inaugurer notre bibliothèque rénovée, et qui fut dégusté à la Noël 2014 pour le plus grand plaisir de nos convives. Il y a presque une tension érotique à l’heure de monter les escaliers – en tout bien tout honneur, n’est-ce pas – et de retrouver dans le livre désiré l’auteur admiré. C’est aussi une tension érotique qui transpire de la plume oberlesque quand il écrit sur certains flacons exceptionnels ou qu’il évoque une amitié par une anecdote émue. Il est difficile de ne pas être touché par la sensibilité mélancolique de cet homme qui écrit se sentir de moins en moins en phase avec son époque – et nous le comprenons ! Ce trait de personnalité se retrouve chez Henri Schott, son (dés)alter-héros de Retour à Zornhof, écrivain inspiré pour la majorité de son œuvre par une « Sainte Mélancolie » qu’Oberlé décrit ainsi :

« Peu soucieux de s’adapter aux mœurs nouvelles, il s’y intéressait cependant en spectateur narquois et s’en amusait avec une ironie douloureuse. « Il faut vivre avec son temps » clament les imbéciles. Un défi qu’il n’avait jamais voulu relever. »7

Un véritable portrait en creux de l’auteur, qui se vérifie à la lecture de ses chroniques et de ses romans, qui éclate splendidement à la lecture de son Itinéraire spiritueux.

Gérard Oberlé est finalement un écrivain amoureux : de la langue, de la liberté, de la poésie, des livres anciens, de la musique classique orientale et de Schubert, des jardins, des voyages géographiques, gastronomiques ou éthyliques. Amoureux de cette part des anges qui fait le miel de la vie – ce quotidien violenté, déprimé et sinistré à longueur de colonnes, d’ondes et de vomissures télévisées ou internetisées. Son éditeur, Grasset, ne s’y trompe pas, qui appose un bandeau « Le livre des plaisirs » sur le recueil de ses chroniques de LIRE intitulé Émilie, une aventure épistolaire. La bibliophilie et le commerce des livres anciens ont assuré à Gérard Oberlé son pain quotidien. À près de soixante-dix ans, il tient toujours les rênes de sa librairie du Manoir de Pron8, et est expert auprès de la cour d’appel de Bourges. Amoureux de la vie à la manière d’un ours, il aime et cultive sa solitude bien accompagnée et son jardin. Importun, gare au coup de griffe !

Notre lecture de l’oeuvre de Gérard Oberlé est inachevée, toujours en cours. Nous le connaissons à travers quelques-uns de ses ouvrages seulement : des romans, Nil Rouge9, Retour à Zornhof, Mémoires de Marc-Antoine Muret10 ; un récit, Itinéraire spiritueux et des chroniques, recueillies dans La vie est un tango, La vie est ainsi fête et Émilie, une aventure épistolaire. Il nous reste à lire les deux romans11 qui poursuivent les aventures de Claude Chassignet, débutées avec Nil Rouge, sa correspondance avec Jim Harrison, autre auteur que nous aimons et admirons, et ses publications de bibliographe, notamment Les Fastes de Bacchus et Comus ou Histoire du boire et du manger en Europe, de l’Antiquité à nos jours à travers les livres12, tout un programme gourmand ! De saines lectures que nous savoureront en dégustant un piquepoul-de-pinet bien frais à la santé de Gérard Oberlé.

Philippe Rubempré

1Gérard Oberlé, Itinéraire spiritueux, Grasset, 2006

Cf Ph. Rubempré, Spirituel et spiritueux, un itinéraire à lire ou relire toutes affaires cessantes !, chronique sur Le Salon Littéraire : http://salon-litteraire.com/fr/gerard-oberle/review/1862633-gerard-oberle-spirituel-et-spiritueux-un-itineraire-a-lire-ou-relire-toutes-affaires-cessantes

2Gérard Oberlé, La vie est un tango, Flammarion, 2003

Gérard Oberlé, La vie est ainsi fête, Grasset, 2007

3Gérard Oberlé, Émilie, une aventure épistolaire, Grasset, 2012

Cf Ph. Rubempré, chronique sur Le Salon Littéraire : http://salon-litteraire.com/fr/grasset/review/1834845-emilie-une-aventure-epistolaire-gerard-oberle

4Gérard Oberlé tient désormais une chronique mensuelle dans LIRE intitulée « Livres oubliés ou méconnus ».

5Avec lequel il a entretenu une correspondance publiée en 2000 :

Jim Harrison, Gérard Oberlé, Ramages et plumages – Petite correspondance ornithophagique. Novembre 1999 – avril 2000, Au Manoir de Pron, 2000

6Pirotte, qui tenait la chronique poésie de LIRE, est décédé en mai 2014. Il a laissé juste avant son décès un bouleversant roman, Portrait craché (Le Cherche-Midi, 2014), chroniqué dans le Salon Littéraire par votre serviteur sous le titre « Jean-Claude Pirotte, un portrait craché de l’auteur et de son temps » : http://salon-litteraire.com/fr/jean-claude-pirotte/review/1899595-jean-claude-pirotte-un-portrait-crache-de-l-auteur-et-de-son-temps

7Gérard Oberlé, Retour à Zornhof, Grasset, 2004

8À Montigny-sur-Canne, dans la Nièvre – www.pron-livres.fr

9Gérard Oberlé, Nil Rouge, Le Cherche-Midi éditeur, 1999

10Gérard Oberlé, Mémoires de Marc-Antoine Muret, Grasset, 2009

11Pera Palas, Le Cherche-Midi éditeur, 2000, et Palomas Canyon, Le Cherche-Midi éditeur, 2002.

12Belfond, 1989

Ab hinc… 181

« Le scandale, de nos jours, ne consiste pas à attenter aux valeurs morales, mais au principe de réalité. » – Jean Baudrillard

La civilisation du spectacle – Mario Vargas Llosa

civilisation spectacle    Répétons-nous, encore une fois reprenons à notre compte cet adage emprunté à Alberto Manguel : la littérature pose de bonnes questions plutôt que de vendre des solutions prêtes à consommer. C’est ce qui la rend si belle, si grande, et sans doute élitiste. La littérature est un cadeau qui se mérite. Mais alors, quel cadeau formidable ! Penser, se penser, penser le monde, se divertir, imaginer, rêver, réfléchir, construire, voyager… La littérature est tout cela et bien plus encore. C’est aussi un pilier majeur de ce qu’on appellera par commodité de langage la Culture, cette Culture qui regroupait jadis en plus de la littérature, les beaux-arts. Et qui est en passe d’être détruite par le culturel, lui-même rongé par le divertissement. À tout point de vue : littérature, beaux-arts, érotisme, religion, politique… Voilà le thème du dernier essai publié en France de l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature en 2010.

S’accordant à notre proposition de définition, La civilisation du spectacle est un essai éminemment littéraire. Il s’ouvre sur un rappel historique et philosophique de l’évolution du concept de Culture en s’appuyant sur T.S. Eliott, George Steiner, Guy Debord, Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, et enfin Frédéric Martel. Mario Vargas Llosa organise ensuite sa réflexion en six points, que voici dans l’ordre : 1) La civilisation du spectacle ; 2) Bref discours sur la culture ; 3) Il est interdit d’interdire ; 4) La disparition de l’érotisme ; 5) Culture, politique et pouvoir ; et 6) L’opium du peuple. Chaque thématique abordée se conclut par un ou plusieurs articles publiés par l’auteur dans le quotidien madrilène El Pais. Libéral assumé, Vargas Llosa l’est également en matière de Culture. La Culture et la liberté sont, nous semble-t’il, chez lui, indéfectiblement liées, comme le montre cette crainte exprimée lors de son discours de réception au Freidenpreis (prix pour la paix) des éditeurs et libraires allemands le 6 octobre 1996 : « La liberté est un bien précieux, mais elle n’est garantie dans aucun pays, chez aucune personne, si l’on ne sait l’assumer, l’exercer et la défendre. » L’exercice de la liberté présuppose la Culture. Sans elle, il n’est qu’illusion, manipulation de masses, démagogie, divertissement. Ce qui est le cas de nos jours : pour nombre de personnes (à notre avis, une très large majorité), la Culture est le divertissement accessible, si possible gratuitement, à la demande. On ne recherche plus à travers la Culture à construire un savoir, à développer une réflexion propre, à élaborer un avenir commun (en démocratie). On recherche le confort, le divertissement, l’oubli d’un quotidien immanent et veule, et des difficultés relatives. D’où la définition que propose Mario Vargas Llosa : « Que veut dire civilisation du spectacle ? celle d’un monde où la première place sur la table des valeurs en vigueur est occupée par le divertissement, et où se divertir, échapper à l’ennui, est devenu une passion universelle. » La civilisation du spectacle est une conséquence de la mondialisation capitalisto-financière – c’est-là nous semble-t’il une contradiction de l’auteur – inféodée au Saint-Fric mondialisé, fruit d’un mariage bâtard entre penseurs économiques libéraux et un certain protestantisme, pour lesquels la réussite économique et financière reflète la valeur de l’être, en constitue en quelque sorte le mètre-étalon. Ce qui est objectivement d’une stupidité sans nom.

De notre point de vue (qui ne vaut que pour ce qu’il est), la civilisation du spectacle est la civilisation de l’illusion de liberté au profit du seul Dieu qui vaille (et nous le regrettons) en ce bas-monde : le Fric. Ce foutu Saint-Fric mondialisé qui rabaisse la civilisation, pour laquelle tant de femmes, d’hommes et d’enfants ont été ou se sont sacrifiés, à la loi de la jungle. Cette vulgaire loi du plus fort (qui est rarement le plus intelligent, le plus cultivé, le plus compétent) n’est pas synonyme de liberté : la liberté suppose limites et responsabilités, faute de quoi elle n’est que chaos. La crise – ou plus exactement la dépression – qui nous affecte depuis 2008 le prouve : la civilisation du spectacle est celle du no limit et de l’irresponsabilité. Elle ne tient que par le divertissement et l’illusion de liberté dans les démocraties. Jusqu’à quand ?

Mario Vargas Llosa propose un essai véritablement passionnant, qui donne à réfléchir, à se remettre en question. Voilà un ouvrage qui mérite qu’une émission littéraire lui soit consacrée. Il y a cependant fort à parier qu’en dehors d’un cercle restreint d’initiés et de passionnés, cet essai ne sera pas versé à la dispute civilisée. Il est vrai que pour des médias vassaux des puissances d’argent et des marchands d’armes, un essai qui démontre les dégâts inévitables – et sans doute irréversibles –  de la mondialisation sur la Culture, et par ricochet sur la liberté, est, nous le comprenons bien, très gênant. Mario Vargas Llosa est on ne peut plus clair sur la question : « La culture-monde, au lieu de promouvoir l’individu, le crétinise, en le privant de lucidité et de libre-arbitre, et l’amène à réagir devant la culture régnante de façon conditionnée et grégaire, comme les chiens de Pavlov à la clochette qui annonce le repas. » Ite missa est.

Un des intérêts de cet essai est, après avoir proposé une définition du phénomène, d’en montrer la réalité en arts, littérature, politique, religion, et même érotisme. La démonstration par l’exemple s’avère à chaque fois convaincante, même si nous pouvons être en désaccord sur certains points précis (ainsi la question des sectes). In fine, le constat est bien là : « La notion de culture s’est tellement étendue que, bien que personne n’ose le reconnaître explicitement, elle s’est estompée. Elle est devenue un fantôme insaisissable, protéiforme. Parce que plus personne n’est cultivé si tout le monde croit l’être ou si le contenu de ce que nous appelons culture a été dépravé de telle sorte que tous puissent croire, à juste titre, qu’ils sont cultivés.« 

En conclusion, nous reprendrons à notre compte l’explication proposée par T.S. Eliott à ce déclin de la Culture, retranscrite avec les mots de Mario Vargas Llosa : « L’idée naïve que la culture se transmettrait à la totalité de la société par l’éducation détruit la haute culture, car cette démocratisation universelle de la culture mène à l’appauvrissement et à une croissante superficialité. » Nous y sommes. Et les politiques d’éducation menées en France depuis la Loi Haby de 1975 (disposant du collège unique), aggravées par la réforme en cours initiée par le ministre en exercice, Najat Vallaud-Blekacem, vont amplifier le phénomène en démocratisant l’instruction, c’est-à-dire en nivelant de facto le niveau d’exigence par le bas – faute de pouvoir le faire par le haut – , et dans ce cas précis, en le doublant d’une chape idéologique contraire à la vérité des faits, à tout esprit scientifique, et osons l’écrire, à toute espèce d’honnêteté intellectuelle. L’avenir est au consommateur inculte et bien-pensant !

Philippe Rubempré

Mario Vargas llosa, La civilisation du spectacle, traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan, Gallimard, 2015, 230 pages, 20 euros

Lectures septembre

  1. Fantasia chez les ploucs – Charles Williams
  2. Histoire de la littérature française au XXème Siècle. Tome 1- De la Belle-Époque aux Années folles – sous la direction de Jean Dumont
  3. Autrement et encore – Sébastien Lapaque
  4. L’annonce faite à Marie (pour la scène) – Paul Claudel
  5. Starfuckeuse – Hélène Bruller
  6. L’ineffaçable trahison – Jean-François Kahn
  7. Le Bloc – Jérôme Leroy
  8. Oedipe roi – Sophocle
  9. En finir avec les idées fausses sur les professionnels du spectacle – Vincent Edin
  10. Ex Libris Eroticis 2 – Massimo Rotundo

Protégé : Les Mémoires de Joss B. – Thomas Morales

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