Le Pont sur la Drina – Ivo Andric
« J’écoute attentivement toutes ces discussions ; et vous deux, et d’autres personnes instruites dans la ville ; je lis des journaux et des revues. Et plus je vous écoute, plus je suis persuadé que la plupart de ces controverses orales ou écrites n’ont rien à voir avec la vie et ses exigences ou ses problèmes réels. Car la vie, la vraie vie, je l’observe de tout près, je la vois chez les autres et je m’y frotte personnellement chaque jour que Dieu fait. Il se peut que je me trompe, et je ne sais même pas m’exprimer comme il faut, mais il me vient souvent à l’idée que le progrès technique et la paix relative qui règne dans le monde ont permis une sorte de trêve, engendré une atmosphère particulière, artificielle et irréelle, dans laquelle une classe de gens, que l’on appelle les intellectuels, peut en toute liberté s’amuser de façon intéressante et agréable à jongler avec les idées et les « conceptions de la vie et du monde ». Une sorte de serre de l’esprit, avec un climat artificiel et une flore exotique, mais sans le moindre lien avec la terre, le sol réel mais dur que foule la masse des vivants. Vous croyez discuter du destin de ces masses et de la façon dont elles peuvent être utilisées dans la lutte pour atteindre de nobles objectifs que vous lui fixez, mais en fait, les mécanismes qui tournent dans vos têtes n’ont rien à voir avec la vie des masses, ni même avec la vie en général. C’est là que votre petit jeu devient dangereux, ou du moins peut le devenir pour les autres comme pour vous-mêmes. »
Ivo Andric, op. cit., pp.291-292.

Le livre dont le héros est un pont. Ivo Andric, « serbe par son choix et sa résidence en dépit de son origine croate et de sa provenance catholique, bosniaque par sa naissance et son appartenance la plus intime, yougoslave à part entière tant par sa vision poétique que sa prise de position nationale » (Predrag Matvejevitch, Postface), prix Nobel de Littérature en 1961, révèle dans ce roman la symbolique lourde de ce pont en pierre sur la Drina, entre Orient et Occident, entre Bosnie et Serbie, à Visegrad, construit au XVIe siècle par un sultan originaire du lieu.
L’ Histoire avec un grand H s’ouvre à travers le prisme de ce pont et de sa partie centrale, la kapia, qui a connu les discussions, les miradors et les têtes coupées ; kapia carrefour des populations musulmanes, juives et chrétiennes, sous domination ottomane puis austro-hongroise. Situé au cœur de la « poudrière des Balkans », le pont sur la Drina est le témoin incontestable de la réalité d’une société multiculturelle (par essence multi-conflictuelle), de sa construction à partir de 1516 jusqu’à l’explosion de 1914, après l’assassinat par Gavrilo Princip, jeune nationaliste serbe, de l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche, et de son épouse ; explosion dont nous connaissons les effroyables conséquences, et qui, à Visegrad et ailleurs, se traduisit ainsi :
« La bête affamée qui vit en l’homme mais ne peut se manifester tant que subsistent les obstacles des bons usages et de la loi était maintenant lâchée. […] Comme cela arrive souvent dans l’histoire, la violence et le vol, et même le meurtre, étaient tacitement autorisés, à condition qu’ils fussent pratiqués au nom des intérêts supérieurs, sous le couvert de mots d’ordre, à l’encontre d’un nombre précis de personnes aux noms et aux convictions bien définis. » (p. 331).
Le Pont sur la Drina est un excellent roman qui invite à la réflexion et à la modestie quant au sens de l’histoire – forcément multiculturel et métissé – que nous imposent nos « élites » politiques depuis quelques décennies, cette anglo-saxonnisation de la France (et de l’Europe) à marche forcée, qui se mue, pas si doucement que cela, mais sûrement, en balkanisation (ou en libanisation, si vous préférez son double levantin).
La Babel libérale-libertaire pacifiée et tolérante dont rêve une grande partie de la caste dirigeante est une chimère infernale. Or, nous le savons, l’enfer, c’est les autres et c’est pavé de bonnes intentions.
Philippe Rubempré
Ivo Andric, Le Pont sur la Drina, postface de Predrag Matvejevitch, trad. (serbo-croate) Pascale Delpech, [Belfond, 1994] Le Livre de Poche Biblio, édition 20, juin 2022, 381 p.
Le vrai nom du grand bordel : Arc-en-Ciel – Martin Peltier

Quel(s) point(s) commun(s) entre la guerre en Ukraine, les élections en Roumanie, la condamnation de Le Pen après la relaxe de Bayrou dans une affaire similaire, la fuite en avant de Macron dans la construction européenne, le retour de Trump et l’avènement de Vance et Musk, la référence omniprésente à l’œuvre d’Orwell, le wokisme, le deux poids deux mesures judiciaire (selon que vous serez bourgeois black block ou prolo facho), j’en passe et des meilleurs ? L’ensemble de ces événements politiques majeurs et de ces dysfonctionnements de la société dite occidentale – qu’on les approuve, les regrette, s’en affole ou s’en tamponne le coquillard – sont constatables par toute personne de bonne foi. Nous assistons, volens nolens, à une tendance schizophrène tiraillée entre un repli identitaire, souverainiste à plus ou moins grande échelle mais qui se vérifie aussi bien en Europe qu’aux États-Unis, en Inde ou en Chine d’une part, et d’autre part, à une fuite en avant dans un mondialisme effréné sous l’égide de l’ONU et de la « communauté internationale »…
Dans un essai roboratif et sourcé, Martin Peltier se propose d’analyser en profondeur ce qu’il qualifie de « grand bordel » et qu’il baptise « Arc-en-Ciel ». Les constatations qu’il établit sont aussi solides que contestable est l’analyse qu’il en offre. Sous-titré « Au bout de la révolution, un empire et sa religion », l’essai de Martin Peltier propose des clés pour comprendre notre monde tel qu’il va, ou pas. Sic transit gloria mundi…
Prenant de la hauteur et du champ historique comme philosophique, Martin Peltier tente de comprendre quels sont les marionnettistes, les carburants, les objectifs et les moyens mis en œuvre dans la marche actuelle du monde – qui ne lui sied pas. Pour cela, il s’intéresse à tous les domaines, de la santé (grippe H1N1, covid-19…) à la politique (communisme, socialisme, libéralisme…) en passant par l’écologie, les enjeux internationaux (immigration, économie…) ou les concepts de peuple, nation, souveraineté… Afin de préciser les contours de son Arc-en-Ciel, une première partie est consacrée à ce qu’il n’est pas : ni catastrophe naturelle, ni complot. En effet, en isolant les angles d’analyse, on pourrait verser assez facilement dans le complot anti-élites. Ce n’est pas le cas : l’Arc-en-Ciel ne se résume ni à l’écologie, ni à la santé, ni à l’immigration, pas plus qu’il n’est orwellien, hyper-libéral, woke, transgenre ou cosmopolite.
Peltier définit son Arc-en-Ciel à l’aune du XXe siècle, comme une conséquence des deux conflits mondiaux. Il en démontre factuellement les influences maçonniques, l’imposition par le haut (les instances internationales déconnectées du réel, de l’ONU et ses satellites aux ONG) et la propagande permanente universelle d’une révolution totalitaire portée par ses sujets eux-mêmes, c’est-à-dire vous et moi. La thèse de Peltier n’est pas complotiste. Pour qu’elle le fut, encore eut-il fallut qu’il y ait une volonté de cacher, de dissimuler ; or, il n’en est rien. Et ce depuis la moitié du XXe siècle (nous pourrions dater les prémisses aux 14 points de Wilson et à la création de la Société des Nations – SDN). La multiplication des organisations internationales (politiques, économiques, d’influence, de la CEE à l’ALENA en passant par le groupe Bilderberg) traduit concrètement et ouvertement cette volonté d’une gouvernance mondiale qui se doit d’être incontestable. Il s’agit donc, pas à pas, d’écarter des cercles de décisions ce(ux) qui ne pense(nt) pas droit. D’abord, les défenseurs de la nation, rendus infréquentables par l’atroce paroxysme hitlérien ; puis les sceptiques de l’écologie et du réchauffement climatique d’origine anthropique, ceux de l’immigration naturelle qui aurait toujours existé, les rebelles de la santé universelle… Qui ne va pas dans le bon sens est diabolisé, plus ou moins violemment, et en fonction des intérêts du moment. La Fontaine avait, comme toujours, raison : « selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».
L’Arc-en-Ciel est une révolution totalitaire, dans le sens où elle embrasse tous les domaines du vivant et s’appuie sur le contrôle des citoyens par les citoyens (le totalitarisme est la dictature de l’individu sur l’individu, pour reprendre les termes de Claude Polin), seul moyen efficace de s’imposer, incomparablement plus efficace que la coercition… C’est d’autant plus diabolique que l’Arc-en-Ciel n’a pas – et là je suis en désaccord avec Peltier – que des mauvais côtés. Ainsi, je suis le premier à apprécier avec curiosité d’autres horizons gastronomiques, culturels, cinématographiques, musicaux, artistiques… que le mien. Même si je rejoins Peltier quant à l’uniformisation des goûts et des productions sous influence US (et bientôt sino-indienne), cette « gloubiboulgaïsation » du monde a des effets pervers et particulièrement détestables… mais qui par ricochet provoquent une prise de conscience des traditions et des cultures singulières qui se revendiquent en tant que telles, s’affichent et se défendent. Et vous constaterez comme moi la multiplication des émissions télé, blogs, chaînes YT… consacrées à la tradition (ce qui ne passe pas, selon Dominique Venner), au risque, d’ailleurs, d’une folklorisation contre-productive.
Martin Peltier achève son ouvrage en montrant que cette révolution Arc-en-Ciel tolérante, écologique, ouverte, antiraciste… s’avère être une véritable religion, et tend à ériger son église avec son clergé et ses hérésies. Nous ne le suivrons pas forcément sur ce terrain, toutefois nous vous invitons à le lire pour vous faire votre opinion.
L’essai de Martin Peltier est une œuvre essentielle, singulière, certes iconoclaste et provocatrice, mais fondamentale pour appréhender la marche du monde tel qu’il va, et se forger une opinion éclairée. Hélas, je gage qu’étant donnée la personnalité controversée de son auteur (ou son anonymat pour la majorité, et pour cause) et de la maison d’éditions (pourtant excellente maison, qui regorge de pépites – et Dieu sait que je ne suis pas une grenouille de bénitier), il ne sera pas débattu de l’Arc-en-Ciel dans les médias de grands chemins. C’est regrettable. Si cette chronique quelque peu foutraque a suscité votre curiosité, mon objectif sera atteint : offrir à mes lecteurs de penser contre eux-mêmes et, partant, de ne rien céder à l’inertie ambiante.
Dans sa fable « Le Loup et le Chien », La Fontaine, encore lui, nous montre à quel point la Liberté est un choix difficile et périlleux. Tenter de comprendre, au risque d’être choqué ou bouleversé, voire même convaincu par une analyse autre, c’est exercer sa liberté. Le mot de la fin est pour Ernst Jünger, « tout confort se paie. La condition d’animal domestique entraîne celle d’animal de boucherie. »
Philippe Rubempré
Martin Peltier, Le vrai nom du grand bordel : Arc-en-Ciel, Les Éditions du Verbe Haut, février 2025, 331p.
Ab hinc… 390

« Tant que les ambitieux et les intrigants trouveront dans les perturbations sociales le moyen légal et facile de pénétrer dans les assemblées et les ministères, les lois mêmes seront forgées en vue de provoquer et faciliter ces perturbations. » – Charles Maurras
Apologie de la Salope
« Je suis dure, je suis ambitieuse et je sais exactement ce que je veux. Tant pis si je passe pour une salope. »
Madonna

En novembre 2023, les éditions Auda Isarn faisaient paraître une réjouissante Apologie du Méchant, réunissant un collectif d’auteurs (entre autres, parmi ceux que nous apprécions, Arnaud Bordes, Alain Sanders, Xavier Eman ou Pierre Gillieth) redonnant vie à des antihéros de légende, tels Olrick1, le Dr Mabuse2 ou l’Ombre Jaune3. Les mêmes éditions viennent de publier le pendant féminin de ce premier opus, Apologie de la Salope, convoquant les écrivains Philippe Randa, Pierric Guittaut, Pierre Gillieth, Denice Dildo, Bruno Favrit et Claude Marion pour saluer la Salope majuscule, entendez la garce, la vénéneuse, la femme fatale… Il n’est pas question ici de lecture à une main.

Les six nouvelles de ce recueil mettent donc en scène de véritables salopes, des garces qui évoquent le cinéma américain des années 1940-1950, qui fleurent bon le roman noir ou un certain cinéma français période noir & blanc ((re)voyez Voici le temps des assassins, de Julien Duvivier, avec Jean Gabin et Danielle Delorme, quintessence de la salope dans ce rôle tragique).
En ces temps sinistres pour la création, l’humour et la liberté, ces nouvelles rassérènent et enchantent, même si elles peuvent prendre un tour angoissant… Ainsi, la Salope-alpha, de Denice Dildo, qui concrétise un monde tombé aux mains des néo-féministes…
Philippe Rubempré
Collectif, Apologie de la Salope, Éditions Auda Isarn, décembre 2024, 100 p.
Philippe Randa, Sapho Gang ; Pierric Guittaut, Nelly chérie ; Pierre Gillieth, Backflip au-dessus du chaos ; Denice Dildo, Salope-alpha ; Bruno Favrit, La Salope écarlate ; Claude Marion, La transfiguration de Sandrine Rousseau en œuvre d’art.
1Éternel ennemi de Blake et Mortimer, héros créés par Edgar P. Jacobs.
2Créé par le romancier Norbert Jacques, Mabuse est passé à la postérité avec les films de Fritz Lang.
3Le génie du Mal mongol qui croise régulièrement la route de Bob Morane et Bill Ballantine, héros créés par Henri Vernes.