On achève bien la culture – Pierre Jourde
Recueil de chroniques parues sur le blogue « Confitures de culture » hébergé par L’Obs, et dans Marianne pour deux d’entre elles. Pierre Jourde, gentilhomme de gauche (espèce en voie d’extinction en France), croque avec ironie, humour, un soupçon de provocation et une belle érudition les dérives du « milieu » culturel (médias, écrivains, universités…) et lève le rideau sur un véritable renversement des valeurs. À lire et faire lire, surtout à vos amis de gauche.
« Aujourd’hui, un artiste ou un écrivain est, nécessairement, un rebelle, un marginal, un irréductible, dont la fonction est avant tout d’ « interroger » et de « déranger ». […]
Le fait que la mythologie du rebelle soit devenue l’imagerie dominante est en soi une contradiction. Ce n’est pas un discours tenu en marge, par des marginaux, pour des marginaux. Tout le monde est censé être rebelle, toute création est forcément une remise en question. »
« Une maladie infantile de la pensée », in Pierre Jourde, On achève bien la culture, « Chez Naulleau », éditions Léo Scheer, 2023.
La Cuisine des contrées imaginaires – Alberto Manguel
Alberto Manguel s’est fait connaître en publiant avec Gianni Guadalupi un érudit et bovarysant Dictionnaire des lieux imaginaires, puis a poursuivi sa carrière d’essayiste consacrée aux livres, à la lecture, aux images et à l’imagination en passant par les bibliothèques, bref, à la magie de l’univers imprimé. Le voici de retour, gastronome, avec La Cuisine des contrées imaginaires, étonnant recueil de recettes puisées au fil de sa dantesque mémoire littéraire, de son immense bibliothèque (30 000 livres, selon Le Devoir) et de sa gourmandise.
Avis aux bons vivants, l’ouvrage – dont Alberto Manguel a réalisé les illustrations et testé les recettes entrées / plats / desserts / coquetèles – est fine gueule et ouvre l’appétit de croquer autant que de lire. Une manière originale de s’aventurer en littérature ; une façon littéraire de revisiter la gastronomie…
Pour vous allécher les babines, que je sens frémissantes et humides de salive, voici un menu composé sous les mânes mangueliennes : après un « cocktail au sang frais » directement inspiré du Dracula de Bram Stoker en apéritif, dégustons des « crevettes Nautilus » selon la recette du capitaine Nemo, avant d’enchaîner sur un « mijoté de poisson Atlantide », cette île disparue décrite par Platon dans Timée et Critias, et visitée en son temps par Nemo et ses « invités » Aronnax, Conseil et Ned Land. Terminons en beauté avec les fameux « tétons amazoniens au sucre » dénichés dans les anonymes Voyages de sir John Mandeville, puis rinçons-nous le gosier et digérons avec le « nectar du soleil » tout droit sorti de La Flûte enchantée, de Mozart et Emanuel Schikaneder.
Bref, à table !
Philippe Rubempré
Alberto Manguel, La Cuisine des contrées imaginaires, Actes Sud, 2023, 173 p.
Ab hinc… 364
« Si la littérature d’une nation décline, cette nation s’atrophie et périclite. » – Ezra Pound
Ab hinc… 363
Osons l’anachronisme : Jaurès met en PLS et les pédagogos à la sauce Meirieu, et les (révi)wokistes de tout poil… on apprécie, et on savoure !
« Je trouve médiocres les hommes qui ne savent pas reconnaître dans le présent la force accumulée des grandeurs du passé et le gage des grandeurs de l’avenir. […] Glorifions le présent, mais avec mesure, avec sobriété, avec modestie ! Ce qu’il faut, c’est ne pas juger toujours, juger tout le temps. Chaque époque doit être jugée en elle-même, dans ses moyens d’action et dans son enchaînement naturel. C’est ainsi que les enfants apprendront à connaître la France, la vraie France, la France qui n’est pas résumée dans une époque et dans un jour […] mais la France qui est tout entière dans la succession de ses jours, de ses nuits, de ses aurores, de ses crépuscules, de ses montées, de ses chutes, et qui, à travers toutes ces ombres mêlées, toutes ces vicissitudes, s’en va vers une pleine clarté qu’elle n’a pas encore atteinte, mais dont le pressentiment est dans sa pensée. » –
Jean Jaurès, cité in Bruno de Cessole, Le sceptre et la plume, Perrin, 2023.
À rebrousse-pages – François Jonquères
Nous le savions avocat, secrétaire général du Prix des Hussards, romancier… Voici François Jonquères chroniqueur à rebrousse-pages…
Quoique s’essayant à un exercice différent, l’auteur de ces chroniques s’identifie par son style entre piques, calembours et autodérision. Ainsi, dès la couverture, Jonquères affirme que ses chroniques sont « inutiles », avant d’ouvrir sur une première partie (le recueil en compte quatre) toute en « Auteurs de vue ». Semper fidelis, le chroniqueur salue ses écrivains de cœur, Hussards bien entendu, mais aussi Marcel Aymé, Alexandre Dumas, l’inénarrable Alphonse Allais ou le contemporain Philippe Lacoche.
En bon original, François Jonquères annonce son objectif en fin d’ouvrage, p. 185 pour être précis : « Ce recueil n’a d’autres vertus que de vous inviter à découvrir de formidables livres avant la disparition de l’imprimerie ». Force est de constater sa réussite comme son (relatif) échec (non, rassurez-vous, je ne déroge pas dans le « en même temps »). Réussite, car en honorant les légendes (d’Errol Flynn sous la plume de Cérésa au Sacré Graal), en encourageant la jeunesse (Olivier Amiel ou le facétieux Philibert Humm), en rendant hommage aux glorieux anciens (Rabelais et Raspail, sabre au clair !) ou en peignant notre (im)monde vu depuis son fauteuil, Jonquères nous insuffle une furieuse envie de lire ou de relire, de nous aventurer en bon « globe-lecteur » ou de nous encanailler, gastronome, dans l’érotisme et le libertinage à la française : « tout-est-il bon dans le cochon ? », interroge-t-il.
Réussite aussi par la justesse du propos. Ainsi, et pour ne retenir qu’un exemple : « À quoi comprenez-vous que vous êtes réactionnaire ? Il y a des livres partout, dans chaque pièce, à droite, à gauche, de droite et de gauche d’ailleurs, ce qui vaut certificat de reconnaissance et pedigree en majesté ». Diantre ! Alors, je suis réac ! Et sans doute quelques autres avec moi qui en seraient les premiers surpris. Enfin, va pour réactionnaire, mais alors tendance mousquetaire !
Échec (relatif), ai-je écrit plus haut… pour le portefeuille, à n’en pas douter si, comme bibi, votre capacité de résistance à l’appel de la forêt transfigurée en livre est proche du néant absolu.
Philippe Rubempré
François Jonquères, À Rebrousse-pages. Chroniques inutiles, Coll. « Au marbre », Éditions La Thébaïde, 2023, 188 p.