Marie-Gabrielle de Saint-Eutrope – Georges Pichard
Chef d’oeuvre censuré de Georges Pichard, maître français de la bande dessinée érotique, réédité en intégrale en octobre 2009, Marie-Gabrielle de Sainte-Eutrope ne se résume pas au dirty comic se lisant à une main. Dans cette œuvre, car s’en est une, tout respire la gravité et la profondeur, l’érotisme et la violence, le moralisme et la liberté, la faute et le châtiment. Ce véritable roman graphique constitue une inimitable et vertigineuse signature qui rappelle par sa densité les grands romans du XIXème siècle, et par son audace, les grands libertins, de Sade à Bataille.
La comtesse Marie-Gabrielle de Sainte-Eutrope est une femme modèle de la bien-pensance aristo-catho du XIXème siècle, épouse aimante se consacrant à ses œuvres et ne se dévoilant totalement qu’aux oreilles de son confesseur. Pleine de générosité et de naïveté quant à la bonté naturelle de l’espèce humaine, Marie-Gabrielle, après avoir visité le couvent de Sainte-Marie-Madeleine-de-la-Rédemption, en accueille une des pensionnaires en qualité de bonne à tout faire. La drôlesse avait été enfermée dans ce saint lieu de rééducation après avoir manifesté une conduite autant impie qu’obscène aux yeux de la bonne société. Son arrivée dans la vie des Sainte-Eutrope, loin d’être innocente, marque le commencement du chemin de croix de la belle Marie-Gabrielle.
Le dessin expressionniste de Pichard rappelle dans ses tons et dans sa mise en couleurs, et dans une moindre mesure dans le traitement de son sujet, « La nuit » de Max Beckmann.
Marie-Gabrielle de Sainte-Eutrope est une œuvre à la fois exigeante et excitante dont le lecteur ne sort pas indemne. S’attaquant aux fondements moraux de notre société, présents en chacun de nous plus ou moins consciemment que nous soyons religieux ou laïc, croyant ou mécréant, l’excitation provoquée par l’érotisme violent de Pichard induit un malaise à la lecture autant qu’une admiration pour le maître.
Pour lecteurs avertis. Ne pas mettre entre toutes les mains, mêmes adultes. Je recommande cette lecture qui vous marque au fer rouge et vous remue les tripes et la morale…
(Suivi de Marie-Gabrielle en Orient, 1ère publication en 1980)
Chronique à retrouver sur le Salon Littéraire.
Coney Island Baby – Nine Antico
J’ai adoré. Je dois cependant avouer que je ne sais pas bien comment aborder cette chronique. Peut-être le pitch reste-t-il encore la solution la plus simple, sans doute la meilleure…
Deux candidates au poste de playmate discutent avec Hugh Heffner (Hef pour les intimes) à la luxueuse playboy mansion. Retraçant le parcours de deux icônes, Betty Page et Linda Lovelace, Hef tente de faire prendre conscience aux deux ingénues des retombées possiblement négatives d’une carrière de playmate.
Ce roman graphique, graphite même – usage judicieux et esthétique du noir & blanc – est un véritable concerto pour un orchestre et deux solistes, alternant entre la playboy mansion, les années 1950 de Betty Page, et 1970 de Linda Lovelace. Bien que Nine Antico ne revendique pas le caractère biographique des deux icônes sexy, leurs parcours respectifs sont tout à fait crédibles, ce même en étant au fait de leur carrière.
Comment de jeune fille rangée et éduquée de la middle class américaine devient-on icône fétichiste – Betty Page – ou reine de la pornographie extrême – Linda Lovelace, devenue star avec sa fameuse technique de la « gorge profonde » et au film éponyme, passée depuis par la zoophilie et l’urophilie ? Comment ces deux dames basculeront-elles au soir de leur vie vers l’oubli, la pauvreté, le moralisme et la bigoterie, dans l’indifférence générale ?
A travers le récit du fondateur de Playboy, subissant la question de deux candidates à la couverture du célèbre magazine au lapin, Nine Antico retrace ces deux vies exceptionnelles (au sens propre du terme) ; deux parcours de femmes, relatés et mis en images par une femme, sans jugement de valeur.
Au lecteur de tirer les enseignements qu’il voudra bien en tirer… après avoir passé un vrai moment de bonheur bédéphile intense, parole de collectionneur !
Braise, de Laura DESPREIN
La prose est nerveuse. Singulière. Lexicale. Tantôt poétique. Parfois crue. Jamais Carmen.
Comment Braise deviendra-t-elle femme grâce à Feu, pervers pépère et impuissant ? Mettons de suite les choses au clair : ce roman est tout sauf l’histoire d’un dépucelage. Il est beaucoup plus profond. Entre cauchemars hérités de l’enfance, amour incontrôlé autant que périlleux et la vie d’une jeune fille lycéenne puis étudiante, Braise est un roman de la féminité, un roman sur la femme.
Un texte court et poignant, qui marquera les femmes probablement, mais aussi les hommes. Et s’il en faut une preuve, votre serviteur est là.
Amour dans une petite ville – WANG Anyi
Roman traduit du Chinois par Yvonne André
Roman d’amour. Le titre est explicite. Roman sur la Chine de la Révolution Culturelle. Roman sur la danse surtout. Quand la danse vous émeut sans assister à une représentation. La danse, vecteur amoureux, nécessaire moyen de survie dans le dénuement extrême des arcanes du maoïsme réel.
Danse. Il est trop petit. Danse. Elle est trop forte. Danse. Travail acharné. Danse. Complicité. Danse. Faute. Danse. Amour physique. Danse. Amour avec un grand A. Danse. Violence. Danse. Spirale des coups. Danse. Amour toujours. Toujours danse. Danse. Mais jusqu’où ?
L’écriture de WANG Anyi est vivante. Sobre, ciselée. Pas un adjectif de trop ; pas un qui manque. Une écriture orientale, pas orientaliste. Sensible et sensuelle. Vibrante. Vécue.
Ce roman a choqué lors de sa sortie en Chine. Les bonnes mœurs du pays de Mao n’ont rien à envier à notre bonne morale judéo-chrétienne.
Un regard sur l‘amour, sur la danse. Un regard sur la vie. Essentiel.
Chronique à retrouver sur le Salon Littéraire.
Un mal sans remède – Antonio Caballero
(Sin remedio, Traduit de l’Espagnol – Colombie – par Jean-Marie Saint-Lu.)
Et dire qu’il a fallu 25 ans pour qu’enfin ce chef d’œuvre colombien soit traduit en Français. Cette histoire pourrait être vraie, Escobar avoir réellement vécu à Bogota dans les années 60 – Ignacio, pas Pablo. Peut-on être un poète maudit en vivant des rentes de sa bourgeoise de mère et en fréquentant une infinie quantité de produits plus ou moins dérivés du Capital, des Thèses d’avril et du Petit livre rouge ? A lire Caballero, c’est non seulement possible, mais c’est une étrange maladie, un Mal sans remède, la difficulté à être poète, à être écrivain dans la société colombienne de 1960, dans notre économie capitalisto-mondialisée… Quelle est la place du poète dans la société ? Le poète est-il essentiellement maudit ?
A ces questions fondamentales Caballero greffe une intrigue politico-policière avec une vertigineuse exploration de la nuée des mouvements marxistes des années 60. Ignacio Escobar, notre poète, quitte son appartement bogotien après une dispute avec sa compagne Fina et plonge dans la nuit agitée de la capitale colombienne… Après une rixe dans un bar, il est persuadé d’avoir tué Edan Moran Martin, autre poète. Ainsi commence ce roman d’amour, ce roman d’aventures, ce roman politique, cette nécessaire et extraordinaire introspection sur le rôle du poète, de l’écrivain dans nos sociétés contemporaines.
570 pages de bonheur captivant. Vous n’en sortirez pas indemne !