Ab hinc… 175
« Il est bon, il est sain que, dans un pays libre, les philosophies sociales se combattent librement. Il est, dans l’état présent de nos sociétés, inévitable que les diverses classes aient des intérêts opposés et prennent conscience de leurs antagonismes. Le malheur de la patrie commence quand la légitimité de ces heurts n’est pas comprise. » – Marc Bloch
Traité du fétichisme à l’usage des jeunes générations – Jean Streff
Chronique à retrouver sur le Salon Littéraire.
Ceci n’est pas un livre fétichiste ! Cette somme littéraire et érudite, véritable nomenclature des fétichismes humains, ne comprend d’autre iconographie que la reproduction sur fond noir en couverture de La philosophie dans le boudoir de René Magritte, inspirée par le Divin Marquis que vous connaissez. Si l’auteur, Jean Streff, se revendique lui-même pluri-fétichiste dans une préface intitulée « Addiction », son ouvrage ne constitue pas pour autant une autobiographie pornographique destinée à un « public averti » (comme on l’appose sur tout ce qui pourrait choquer nos pauvres et chastes âmes de consommateurs zombies). Ce livre fourmille d’anecdotes, vécues ou relatées par l’auteur, des pratiquants (dont nombre de personnalités de tous horizons) ou par des psychiatres, psychanalystes et autres diafoirus s’étant penchés sur le côté obscur de la force et la face cachée de la lune…
Le traité s’ouvre sur un confiteor dans lequel Streff avoue son a priori pour le moins bienveillant quant à ce que ceux qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas appelle « perversion », sans distinguo, et avec une condamnation morale d’autant plus injustifiée (ce ne sont pas leurs oignons, dirait-on vulgairement) qu’elle s’avère inefficace. Certaines formes de fétichisme peuvent de facto virer à la perversion criminelle dès que le cérébral s’efface et que l’action se met en branle (si je puis dire). Il est à noter que dans ces cas-là, dont certains ont fait encore récemment la une des médias (Luka Rocco Magnotta en 2012, par exemple), l’imagination humaine est sans limites…
S’ensuit un introit (on appréciera le lexique liturgique à sa juste valeur) proposant une espèce de précis d’histoire universelle du fétichisme, de la littérature aux couloirs de la Mondaine, de la psychiatrie aux beaux-arts. N’oublions pas la vocation informative de ce traité (je n’ose pas écrire pédagogique) destiné aux jeunes générations – celles pour lesquelles la pornographie appartient au quotidien ; victimes prises en étau d’un côté par cette vulgarité vide-couilles ( je n’ai pas trouvé d’équivalent féminin à cette expression, qui n’est en outre pas un jugement moral, juste une constatation objective) rabaissant l’humain à sa bestialité la plus crue, et de l’autre par une nouvelle pudibonderie réduisant la différence des sexes et la sexualisation des corps à une domination machiste. Ce double héritage de la prétendue révolution sexuelle post-Mai 1968 n’a pas réussi à étouffer la morale sexuelle religieuse (monothéïste) qui fait un retour sur scène particulièrement violent et de plus en plus visible depuis la chute du Mur de Berlin (est-il besoin de préciser que je ne considère pas comme « violence » ou « atteinte à la liberté artistique ou de création » les prières de certains en réponse à ce qu’ils considèrent comme des blasphèmes ou les attaques d’autres devant la justice ; c’est le jeu de la démocratie, et je ne hurlerai pas au loup fasciste ou intégriste avec les sectateurs de la dérision officielle).
Pour la plupart, ces jeunes générations auxquelles le traité est dédié ignorent tout de l’érotisme, lequel ne se confond pas avec la pornographie, même s’il peut en user (l’inverse n’existe pas). La pornographie n’est qu’un sport vulgaire, de la performance en résonance avec l’air du temps post-capitaliste, de la technique. Rien d’autre. Exciter le gogo, le faire payer, jouir vite, de sorte qu’il repaye pour re-jouir (c’est le même principe essentiel que le Française des Jeux, les casinos, machines à sous et autres jeux d’argent). L’érotisme, quant à lui, appelle le conflit, la différence, la contrainte, l’attente, la culture, la connaissance du corps. Sans gêne, pas de plaisir ; sans entraves, point de jouissance. Pas de frein dans la pornographie, tout est facile et transparent : cette baise est un sport pour adulte montré en gros plan sous une lumière aussi crue et indigente que les scenarii, le langage idoine et la sensibilité des acteurs et consommateurs de ce business. Là où la pornographie à pour objectif de faire jouir vite pour vendre plus, l’érotisme revendique le mystère et le cérémonial. « Le meilleur moment de l’amour, c’est quand on monte les escaliers » disait à juste titre Clémenceau.
Cette longue digression me permet de situer ce Traité sur le fétichisme à l’usage des jeunes générations. Cette somme relève de l’érotisme, à la fois ouvrage scientifique et guide culturel. S’attelant à offrir aux jeunes générations un de rerum natura fétichiste (en référence au de rerum natura de Lucrèce, traité sur la nature des choses), Jean Streff décline son étude en commençant par les différents « morceaux » du corps, puis viennent les corps différents, les cinq sens, les liquides corporels, tous objets de fétichismes ; l’ouvrage se poursuit avec les accessoires et autres enveloppes corporelles extérieurs. De la naissance du fétichisme chez l’enfant encore jeune à la mort et au fétichisme morbide, l’auteur propose à la fois une histoire, un traité médical et une formidable médiathèque sur cet érotisme si particulier (pas moins de quinze pages de bibliographie, revus, filmographie… à la fin du volume). L’ensemble constitue un traité littéraire sur le fétichisme, érotisme secret, caché, s’épanouissant dans les alcôves depuis que Marthe Richard ne tolère plus sa pratique dans les lieux autrefois dédiés à cela par le corps social.
Par son sujet, ce livre est éminemment érotique ; il ne s’agit toutefois pas le moins du monde de cette littérature qui ne se consomme qu’à une main (de préférence la gauche, parait-il…). C’est en revanche un formidable apéritif qui ouvre l’appétit quant à cette curiosa universelle…
Philippe Rubempré
Jean Streff, Traité du fétichisme à l’usage des jeunes générations, Denoël, 2005, 541 pages, 26 euros
Lectures juillet
- Les châtiments – Victor Hugo
- Un drame en Livonie – François Rivière (scénario), Serge Micheli (dessins), d’après Jules Verne
- Éloge de l’oisiveté – Sénèque
Petit éloge des amoureux du silence – Jean-Michel Delacomptée
« Si le progrès a un sens, il commence par la reconnaissance du for intérieur et du droit de le préserver des intrusions vicieuses. (…) Quand m’atteignent les sons d’un baladeur écouté les yeux vides, d’un spectacle télévisé vulgaire, d’une émission de radio à vomir, d’une musique lamentable, cet envahissement m’emplit d’un sentiment de révolte parce que, derrière ces veuleries verbales et ces refrains bécasses, s’incarnent les étouffoirs qui empêchent de rêver, cogiter, imaginer ce qu’on veut. Mon sentiment se légitime par mon droit d’être libre. Je refuse de servir de cible au décervelage. Je ne défends pas seulement mon univers, mais le principe qui, fondant une distinction tranchante entre l’individu et la communauté, creuse entre la démocratie et le despotisme un abîme. » (p.69)
Comment ne pas compatir à la souffrance (réelle) exprimée par Jean-Michel Delacomptée dans son court essai (130 pages) intitulé Petit éloge des amoureux du silence… Quiconque a eu à supporter travaux le jour, voisins bruyants, proximité de lieux « de nuit », bars, boites… ne peut qu’acquiescer à cet éloge brillant du silence et de ses adorateurs, à ce réquisitoire impitoyable contre le bruit – c’est-à-dire le son subi, imposé, violent, non-désiré – et ses effets dévastateurs sur la santé physique et mentale de ses victimes. De l’ouvrier (qui ne fait que son travail, mais quand même) aux « djeuns » hip-hop à fond, scooters hurlants au coeur de la nuit, prompts à l’insulte voire à la castagne à la moindre remarque – même respectueuse et polie -, car aussi mal élevés que leurs soixante-huitards attardés de géniteurs (les gens mal élevés ont des géniteurs ; les parents éduquent leurs enfants), la nomenclature des bruyants, ces nuisibles, est à l’image de la connerie, infinie.
Comme le souligne Jean-Michel Delacomptée, l’ironie du sort réside dans le fait que la loi est du côté des silencieux, et elle ne considère aucune exception ; sauf que cette loi n’est (quasiment) jamais appliquée : connivence flagrante entre les pouvoirs publics locaux et les bruyants. Quelle ville osera se passer de la Contribution Économique Territoriale, cette taxe professionnelle 2.0 qui ne dit pas son nom, des bars, garages, boites de nuit et autres horticulteurs motorisés (donc paresseux et/ou vénaux : le jardinier passionné entretient son domaine végétal avec des outils mécaniques silencieux pour s’imprégner de la musique de sa nature) ? Aucune en ces temps de baisse drastique des dotations d’État.
Je partage avec l’auteur sa détestation du bruit, et surtout des bruyants. Ceci étant dit, je me démarque et dois nuancer ma position, ma détestation variant assez largement en fonction de la nature des bruyants. Ainsi, si j’apprécie d’écouter du métal (dans mon bureau pour ne pas déranger mon entourage qui ne goûte guère ce genre musical), le hip-hop et la « musique » techno sont pour moi, urbi et orbi (et sans tenir compte des « paroles ») une nuisance sonore qui devrait être réprimée sans faille à chaque saillie dans l’espace public. Les amateurs (et c’est bien leur droit) peuvent écouter leur bruit chez eux ou dans les salles de concert spécialisées. En outre, je renie la qualité de « musique » à du bruit qui ne nécessite ni pratique instrumentale, ni solfège, ni connaissance d’autres traditions musicales extra-européennes pour exister et polluer rues et radios. Mais je suis on ne peut plus subjectif, et entendre Mozart dans la rue ne m’a jamais dérangé pourvu qu’il soit bien interprété…
Trêve d’intolérance réactionnaire (pour les actionnaires – j’emprunte l’expression à Philippe Muray – du Monde et de Libé), le bruit habite notre quotidien et nous devons bon an, mal an, composer avec. Dans la mesure du possible, on s’installe dans un endroit qui nous semble « phoniquement » vivable. Je n’imagine pas une ville sans bars de nuits. La ville est déjà triste et individualiste en soi, elle deviendrait profondément sinistre voire suicidaire. Pas plus que je n’imagine mon village de campagne, celui de mon enfance, sans le rythme des cloches et le meuglement des vaches. À ce sujet, que les Parigots sensibles au bruit des cloches ne s’installent pas à la campagne, ils ne sont pas les bienvenus. Et même s’il est interdit de commenter une décision de justice, je vous laisse imaginer ce que je pense du juge administratif qui a donné raison à un couple de Parigots venus s’établir en Mayenne je crois, et voulant interdire les cloches qui les dérangeaient, alors même que l’ensemble de la population souhaitait les conserver. Ils ont hélas eu gain de cause, et il serait bon de réhabiliter le charivari et de leur imposer quotidiennement, journellement et nuitamment jusqu’à leur départ de ce village pour l’enfer.
Que les gens jardinent, fassent des travaux ou exercent leur profession bruyante en journée me semble inévitable. On ne peut pas non plus tout interdire comme les Diaphoirus de dispensaire s’échinent à le faire avec les menus plaisirs, tabac et alcool en tête ; ou comme l’État s’acharne à le tenter avec la vitesse sur la route, préférant fliquer les « mauvais » conducteurs (qui peut être contre la sécurité routière, sur le principe ?) faute de poursuivre les délinquants et criminels réels (victimes idéologiques du mâle blanc chrétien et bourgeois, donc protégés par l’État qui devraient protéger leurs victimes et la société). Un peu de bon sens, de mesure et d’éducation résoudraient le problème. Mais l’éducation étant devenue depuis Mai 1968 une oppression voire une dictature, et nos dirigeants de gauche comme de droite, appuyant en ce sens, ne cessant de « l’alléger » au nom d’une pseudo-égalité et des « droits de l’enfant » (la lutte pour l’interdiction de la fessée est à ce titre exemplaire : sa sectataire la plus acharnée est la pédopsychiatre Edwige Antier, un temps élue de droite au Conseil de Paris), on en a pas fini avec le bruit !
Philippe Rubempré
Jean-Michel Delacomptée, Petit éloge des amoureux du silence, Gallimard, 2011, collection Folio, 134 pages, 2 euros
Ab hinc… 174
Ô drapeau de Wagram ! ô pays de Voltaire !
Puissance, liberté, vieil honneur militaire,
Principes, droits, pensée, ils font en ce moment
De toute cette gloire un vaste abaissement.
Toute leur confiance est dans leur petitesse.
Il se disent, se sentant d’une chétive espèce :
– Bah ! nous ne pesons rien ! régnons. – Les nobles coeurs !
Ils ne savent donc pas, ces pauvres nains vainqueurs,
Sautés sur le pavois du fond d’une caverne,
Que lorsque c’est un peuple illustre qu’on gouverne,
Un peuple en qui l’honneur résonne et retentit,
On est d’autant plus lourd que l’on est plus petit !
– Est-ce qu’ils vont changer, – est-ce là notre compte ?
Ce pays de lumière en un pays de honte ?
Il est dur de penser, c’est un souci profond,
Qu’ils froissent dans les coeurs, sans savoir ce qu’ils font,
Les instincts les plus fiers et les plus vulnérables.
Ah ! ces hommes maudits, ces hommes misérables
Éveilleront enfin quelque rébellion
À force de courber la tête du lion !
La bête est étendue à terre, et fatiguée ;
Elle sommeille au fond de l’ombre reléguée ;
Le mufle fauve et roux ne bouge pas, d’accord ;
C’est vrai, la patte énorme et monstrueuse dort ;
Mais on l’excite assez pour que la griffe sorte.
J’estime qu’ils ont tort de jouer de la sorte.
Victor Hugo, Les Châtiments, Livre V, V