Le complot contre l’Amérique – Philip Roth
Philip Roth se met en scène avec sa famille dans une uchronie en forme de mémoires factices. Imaginez que les élections présidentielles américaines de novembre 1940 aient vu l’élection non de Franklin Delano Roosevelt, mais celle de l’aviateur (grand aventurier) judéophobe Charles Lindbergh… Partant de faits réels issus des biographies des personnages historiques du roman, de Lindbergh à Ribbentrop en passant par Henry Ford et Burton K. Wheeler, sénateur démocrate bombardé par Roth vice-président, l’auteur réécrit son histoire familiale dans une Amérique alliée des nazis depuis les accords signés en Islande par Hitler et Lindbergh, et isolationniste quant aux affaires européennes et à la guerre qui fait rage sur le Vieux Continent.
Dans cette Amérique, la parole antisémite se libère et, petit-à-petit, des mesures contraignantes pour les Juifs voient le jour sous le prétexte de favoriser leur intégration à l’ensemble de la population. Bien entendu, certains Juifs collaborent avec l’administration Lindbergh, tel le rabbin Bengelsdorf (futur époux de la tante du jeune Philip) ; d’autres, à l’instar du journaliste Walter Winchell résistent ouvertement. La famille Roth est tiraillée entre la fuite, comme certains voisins, la soumission ou la résistance… et elle se déchire face aux événements qui vont crescendo. L’assassinat du polémiste juif Winchell suivi par des pogroms et la disparition du 33ème Président des États-Unis d’Amérique Charles Lindbergh découvre la trame d’un complot contre l’Amérique…
À travers cette uchronie, Philip Roth décrit avec brio et humour la vie des communautés juives dans l’Amérique des années 1930 et 1940, à l’instar de celle de Newark, dans le New Jersey, où il vit avec sa famille. De ses yeux d’enfant (il est né en 1933, le roman s’achève en 1942), il décompose et explique les mécanismes de la montée de l’antisémitisme. Il décrypte point à point une théorie du complot qui se calque sur toute communauté (j’emploie le terme par facilité de langage) qui, pour des raisons idéologiques, politiques, religieuses, ethniques ou autres, se voit érigée en bouc émissaire de tous les maux d’une société.
Le complot contre l’Amérique est au-delà de la simple et facile dénonciation de l’antisémitisme à la manière de Festivus Festivus. Philip Roth n’épargne pas les réflexes communautaires de son milieu d’origine. Les événements sont remis dans une perspective historique, bien que cet excellent roman soit une uchronie. Nous avons beaucoup à apprendre de ce roman sur les difficultés du « vivre ensemble » et du « faire société » (horribles expressions), sur le modèle communautariste, et sur les théories du complot qui ne se sont jamais aussi bien portées depuis l’avènement d’Internet.
Philippe Rubempré
Philip Roth, Le complot contre l’Amérique, traduit de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun, NRF Gallimard, 2006, 476 pages, 22 euros.
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Ab hinc… 161
« Sous un bon gouvernement, la pauvreté est une honte ; sous un mauvais gouvernement, la richesse est une honte. » – Confucius
L’île à hélice – Jules Verne
Une fois encore, Jules Verne a l’art de nous émerveiller avec un roman d’anticipation mêlant machine fantastique (mais techniquement crédible quant à l’état de la science à l’heure de l’écriture du roman en 1895), découverte ethno-géographique et réflexion sur les sociétés humaines.
Les musiciens du Quatuor concertant, célèbre formation de chambre française attendue pour un spectacle qu’elle doit donner à San Diego, sont embarqués par la ruse sur l’île à hélice. Ce paradis flottant pour milliardaires, baptisé Standard Island, est une véritable prouesse technique, un gigantesque paquebot de vingt-sept kilomètres superficiels propulsé par deux centrales développant plus de dix millions de chevaux ! Comprenant deux ports et une campagne, l’île à hélice est organisée autour d’une ville, Milliard City, dont la population est composée, comme son nom le suggère, de milliardaires – et des employés nécessaires à son bon fonctionnement. Propriété de la Standard Island Company Limited, tous ses habitants sont locataires.
Une pléthore de personnages animent cette aventure riche d’enseignements et de rebondissements ; en voici quelques-uns : tout d’abord nos quatre musiciens : Frascolin et Yvernès, les deux violons, Pinchinat, l’alto surnommé son Altesse, toujours curieux de rencontrer d’authentiques cannibales, et Sébastien Zorn, violoncelliste et chef de la formation, sempiternel grincheux, pessimiste devant l’éternel. Ensuite, l’auteur du coup pendable fait aux Français, Calistus Munbar, grand argentier des festivités de Standard Island. Puis les deux principales familles de l’île, comprendre les deux plus riches, les Tankerdon et les Coverley. Milliard City est administrée par l’honorable Cyrus Bikerstaff, et l’île-navire est pilotée par le commodore Simcoë.
Standard Island, à la pointe des technologies modernes de cette fin du Dix-neuvième Siècle
telles l’électricité ou le téléphone, effectue sur une année toujours la même rotation à travers le Pacifique, visitant Hawaï et la Polynésie, ce qui offre à Jules Verne le loisir de nous décrire par le menu l’histoire et les moeurs des peuples naturels, ainsi que les grandes explorations qui ont amené leur découverte à l’Occident, de Magellan à l’infortuné James Cook (s’appeler cuisine et terminer sa vie dévoré par des cannibales aux îles Sandwiches, si ce n’est pas ce qu’on appelle l’ironie du sort…). La ville de Milliard City est divisée en deux quartiers, pour ne pas dire en deux camps opposés : à Tribord (le nom du quartier), les catholiques, emmenés par la famille Coverley ; à Bâbord, les évangélistes, derrière les Tankerdon. Voilà le décor planté.
L’île à hélice est le récit du plus important voyage de Standard Island, celui qui voit le paroxysme de la rivalité entre Coverley et Tankerdon, celui où l’amour entre en jeu, celui qui est émaillé d’incidents, collisions, sauvetages, invasions, trahisons… Comment la population de milliardaires va-t’elle réagir face à ces périls, tel est l’objet de cette passionnante aventure.
Une fois encore, nous pourrions qualifier Jules Verne de visionnaire. Plusieurs projets de paquebots géants inspirés par L’île à hélice (et par La ville flottante) sont à l’étude, notamment en Floride. Visionnaire aussi car, s’il a toujours existé des quartiers riches et des quartiers pauvres, il a pressenti la ghettoïsation volontaire des plus riches, telle que les États-Unis la connaissent aujourd’hui (l’Europe aussi, mais dans une moindre mesure). Jules Verne nous rappelle dans cette aventure hors norme que l’argent ne suffit pas au bonheur ; qu’une isolation, aussi hermétique soit-elle, ne protège pas de l’essence profonde de la nature humaine. Un grand roman à lire à l’adolescence pour l’aventure et la découverte ; à relire adulte pour l’aventure humaine et la croisière dans le Pacifique.
Philippe Rubempré
Jules Verne, L’île à hélice, Les Humanoïdes Associés, 1978, 324 pages.
De nombreuses autres éditions de prix variés existent.
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Ab hinc… 160
« Si Dieu n’existe pas, tout est permis. » – Dostoïevski
Le Président, comme vous n’en aurez jamais.
Adapté du roman de Georges Simenon, Le Président est un film d’Henri Verneuil dont certaines répliques du dialogue signé Audiard sont devenues cultes. C’est également un grand film sur la Politique et sur la République française – tout du moins sur ce qu’elles devraient être en terme de tenue -, d’une actualité criante malgré sa cinquantaine bien tassée.
Jean Gabin y incarne un Président du Conseil (équivalent sous les Troisième et Quatrième Républiques du Premier Ministre sous la Cinquième) à la fois ambitieux (pour la France) et intransigeant (avec l’intérêt supérieur de la Nation), droit dans ses bottes jusqu’à la caricature, grand orateur maniant avec délices ironie mordante et répliques cinglantes. Bref, un ovni politique tel qu’il en a sans doute jamais existé (Clémenceau, de Gaulle ou Mendès s’en sont approchés, mais chacun d’eux porte son lot de croix plus ou moins glorieuses), et qui ne peut assurément pas exister dans notre classe politique actuelle ni dans notre démocratie de papier (la démocratie réelle est confisquée par les énarques, technocrates et financiers sur lesquels le vote n’a aucun impact, puisqu’ils ne sont pas concernés par l’élection – et ce bien qu’ils détiennent et exercent la réalité du pouvoir politique et économique à l’heure où j’écris cette chronique).
Le Président Émile Beaufort, reclus en sa gentilhommière normande, dicte ses mémoires politiques à mademoiselle Millerand (Renée Faure, plus vraie que nature), sa secrétaire. Grâce à un jeu de retours en arrière, le film montre parfaitement l’infiltration des cabinets ministériels par la banque et le patronat mondialisé (Bernard Blier, très crédible en directeur de cabinet indélicat puis en meneur de l’opposition à Beaufort), leur aptitude à saboter tout projet au service de l’intérêt général dès lors que celui-ci va à l’encontre de leur intérêt privé sonnant et trébuchant.
Le discours à la Chambre de Gabin-Beaufort sur l’Europe s’érige en apothéose du film.
Véritable morceau de bravoure de près de vingt minutes, son analyse de l’Europe n’a pas pris une ride (et c’est inquiétant), patronymes mis à part. L’Europe du patronat et de la finance combattue par Beaufort aura sa tête, et de fait a gagné. Nous y sommes plongé jusqu’au cou, baignant dans le marécage des problèmes dénoncés par anticipation par Beaufort.
Ce film admirable est superbement servi par des interprètes d’une qualité sûre. Outre Gabin et Blier à contre-emploi, nous retrouvons Louis Seigner en directeur de la Banque de France et Henri Crémieux en Ministre des Finances, ou encore Alfred Adam, touchant en chauffeur confident. Le Président donne une haute idée de la Politique et de ce qu’elle devrait être. Il est à craindre que cette hauteur de vue et cette abnégation au service de la France, de son peuple et de l’intérêt supérieur de la Nation (qui est l’intérêt général) ne soit qu’une utopie cinématographique ou littéraire, ou un voeu pieux de briscard politicien adepte des aphorismes pasquaïens (« les promesses n’engagent que ceux qui les croient »). Cependant, nous pouvons, en regardant Le Président, espérer en ce qui semble impossible en l’état actuel de la France et de ses élites intellectuelles, politiques, économiques et financières.
Philippe Rubempré
Le Président, réalisation Henri Verneuil, France, 1961, avec Jean Gabin, Bernard Blier, Renée Faure, Henri Crémieux, Louis Seigner, Alfred Adam… D’après le roman de Geroges Simenon, adaptation Henri Verneuil et Michel Audiard, dialogue de Michel Audiard. Réédition DVD René Chateau / TF1 vidéos, 1h50, Noir & Blanc, format 16/9 compatible 4/3, format original 1.66, tout public.



