Journal d'un caféïnomane insomniaque
mercredi octobre 22nd 2025

Insider

Archives

Lectures avril

  1. Une aventure de Mégalus. La Planète des Ombres – Julot Brunier
  2. Le Paradis des Fous – Richard Ford
  3. Lucifera #81 Mille et des poussières… – Tito Marchiero
  4. Je Suis Partout – Anthologie (1932-1944), préface de Philippe D’Hugues
  5. Omegatown #2 – Marc Obregon
  6. Michel Strogoff – D’après Jules Verne, adaptation & scénario Frédéric Brémaud, dessins Daniele Caluri
  7. L’Horreur de Dunwich – H. P. Lovecraft

La Source pérenne. Un parcours païen – Christopher Gérard

Évangile païen selon Christopher Gérard : voici ce qu’en substance j’écrirais si je voulais être taquin. Car La Source pérenne ne se prétend pas évangile, et n’est manifestement pas un prêche… même si, considérant l’étymologie grecque euagglion du terme évangile, qui signifie « bonne nouvelle », la question peut être reconsidérée à cette aune pas si incongrue.

La Source pérenne est un essai retraçant, comme l’indique son sous-titre, « un parcours païen », celui de son auteur, Christopher Gérard, romancier, essayiste et chroniqueur dont nous avons grandement apprécié Les Nobles Voyageurs (et d’autres ouvrages non-chroniqués dans ces pages1). Composé de 21 textes, l’essai épouse à la fois la poésie et l’érudition, la spiritualité et le dialogue. L’auteur nous offre sa vision du paganisme, tel qu’il le pratique. Nous redécouvrons ainsi la religion (au sens latin de religere : ce qui relie) ancestrale des Indo-européens sous un jour nouveau, à cent lieues de tous les clichés hérités du christianisme ou des pratiques new age débarquées des États-Unis.

En effet, ici point de barbares nordiques sacrifiant des innocents sur le bûcher d’un solstice d’été ; pas plus de Krishna agitant sa clochette dans le métro au grand dam du pendulaire commun épuisé par une journée de travail insignifiant. Christopher Gérard révèle l’antique foi dans sa vérité et son actualité. Une foi dans des dieux qui sont présents au monde et qui l’animent. Une spiritualité immanente. Un temps cyclique, sans vaine promesse d’une vie meilleure fantasmée post-mortem. Le païen n’espère pas gagner quelque paradis au regard de son comportement, de son fanatisme ou de sa piété. Le paganisme baigne dans la réalité des choses, et non dans l’espérance généreuse d’une résurrection édénique. Dans Les Nobles Voyageurs, l’écrivain le soulignait : « Il n’y a pas d’idées généreuses, seulement des idées vraies – généralement peu séduisantes en raison même de leur rectitude – et des leurres qu’on agite pour enthousiasmer les masses. »

Le païen vit hic et nunc sur Terre, c’est-à-dire que sa vie est ici et maintenant, de sa naissance à son trépas. Plutôt que souffrir pour une hypothétique vie meilleure après la mort, le païen accepte la vie ; il l’embrasse, la célèbre et cherche à la rendre belle et bonne. C’est le kalos kagathos grec, qu’il poursuit en respectant et transmettant, semper fidelis, les mos majorum, les mœurs des anciens. Le païen européen se ressource chez Homère, Sénèque ou les pré-socratiques. Christopher Gérard y a d’ailleurs déjà consacré un roman initiatique, Le Songe d’Empédocle (L’Âge d’Homme, 2003).

Tout le mérite de La Source pérenne est de rendre aux Indo-européens leur spiritualité ancestrale, une spiritualité tolérante aux autres croyances et divinités (ainsi, les développements de l’auteur sur sa relation à l’Inde et sa Tradition), non-prosélyte. Cette spiritualité qui leur a donné la force des Grandes Découvertes, de la Terre à la Lune ; qui leur a permis d’orchestrer la marche du monde pendant tant de temps…

Le païen fidèle à l’esprit du parcours retracé par Christopher Gérard pourrait faire sienne cette devise homérique, magnifiquement synthétisée par Dominique Venner2 : la Nature comme socle ; l’Excellence comme but ; la Beauté comme horizon.

La Source pérenne est un bréviaire, un ouvrage de référence (il en est à sa troisième réédition) sur lequel le lecteur se doit de revenir pour en apprécier les subtilités. Nous sommes loin d’être exhaustif sur cet essai vivifiant indispensable à quiconque s’intéresse à la Tradition européenne.

Philippe Rubempré

1Ouvrages références dans notre chronique des Nobles Voyageurs (ici). J’ajoute que Maugis (roman paru aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2020) figure dans la pile d’ouvrage à lire sur mon bureau.

2Un Samouraï d’Occident. Le Bréviaire des insoumis, Éditions La Nouvelle Librairie.

Ab hinc… 391

« Les femmes accèderont au génie quand elles oublieront leur sexe. » – Virginia Woolf

Les Bibliophiles – Mathias Kessler

Second roman du Hussard Mathias Kessler (après Pays réels, La Giberne, 2023), Les Bibliophiles nous infusent dans les arcanes fangeux de l’édition française. Entre copinage, magouilles et perfusions étatisées de petites structures éditoriales sans lectorat, le portrait brossé par le romancier – également éditeur au sein de la maison qu’il a fondée (et qui le publie), la Giberne – est pour le moins sarcastique, quoique tout à fait réaliste. Les Bibliophiles sont un roman, donc – vous connaissez la formule –, toute ressemblance avec des personnes existant… Vous pouvez néanmoins vous amuser à deviner qui se cache derrière tel écri-vain ou telle maison d’éditions.

Les Bibliophiles forment une sorte de club, trois amis aux prénoms évangélistes, Mathieu, Marc et Luc, chacun poursuivant son ambition en littérature, velléités d’écriture, thèse universitaire ou négoce d’incunables. Tous veulent percer dans le milieu. Au hasard d’une soirée, la rencontre d’un présentateur de télévision prénommé Jean s’avère déterminante. Jean, comme le quatrième évangéliste, l’auteur de l’Apocalypse de saint Jean, ce qui signifie en grec « révélation »…

L’histoire est narrée par la compagne de Mathieu, on ne peut mieux placée pour nous plonger dans les remous de la quête de gloire et les abysses éditoriales, dont la faune et la flore n’ont rien à envier au marigot politicien de la décramotie contemporaine. Les bibliophiles élaborent des projets, développent des stratégies, font des plans sur la comète, montent et démontent, s’engueulent, se réconcilient, se perdent… pour quel bénéfice ? Les tensions souterraines inondent jusqu’au point de crue…

Pour le découvrir, il vous faudra lire ce beau roman, astucieusement composé, aux multiples références littéraires (titres d’œuvres, citations cachées…) et bibliques. Ces dernières rapprochant, ceteris paribus, Les Bibliophiles d’un conte philosophique.

Philippe Rubempré

Mathias Kessler, Les Bibliophiles, Éditions La Giberne, 2025, 315 p.

Le Pont sur la Drina – Ivo Andric

« J’écoute attentivement toutes ces discussions ; et vous deux, et d’autres personnes instruites dans la ville ; je lis des journaux et des revues. Et plus je vous écoute, plus je suis persuadé que la plupart de ces controverses orales ou écrites n’ont rien à voir avec la vie et ses exigences ou ses problèmes réels. Car la vie, la vraie vie, je l’observe de tout près, je la vois chez les autres et je m’y frotte personnellement chaque jour que Dieu fait. Il se peut que je me trompe, et je ne sais même pas m’exprimer comme il faut, mais il me vient souvent à l’idée que le progrès technique et la paix relative qui règne dans le monde ont permis une sorte de trêve, engendré une atmosphère particulière, artificielle et irréelle, dans laquelle une classe de gens, que l’on appelle les intellectuels, peut en toute liberté s’amuser de façon intéressante et agréable à jongler avec les idées et les « conceptions de la vie et du monde ». Une sorte de serre de l’esprit, avec un climat artificiel et une flore exotique, mais sans le moindre lien avec la terre, le sol réel mais dur que foule la masse des vivants. Vous croyez discuter du destin de ces masses et de la façon dont elles peuvent être utilisées dans la lutte pour atteindre de nobles objectifs que vous lui fixez, mais en fait, les mécanismes qui tournent dans vos têtes n’ont rien à voir avec la vie des masses, ni même avec la vie en général. C’est là que votre petit jeu devient dangereux, ou du moins peut le devenir pour les autres comme pour vous-mêmes. »

Ivo Andric, op. cit., pp.291-292.

Le livre dont le héros est un pont. Ivo Andric, « serbe par son choix et sa résidence en dépit de son origine croate et de sa provenance catholique, bosniaque par sa naissance et son appartenance la plus intime, yougoslave à part entière tant par sa vision poétique que sa prise de position nationale » (Predrag Matvejevitch, Postface), prix Nobel de Littérature en 1961, révèle dans ce roman la symbolique lourde de ce pont en pierre sur la Drina, entre Orient et Occident, entre Bosnie et Serbie, à Visegrad, construit au XVIe siècle par un sultan originaire du lieu.

L’ Histoire avec un grand H s’ouvre à travers le prisme de ce pont et de sa partie centrale, la kapia, qui a connu les discussions, les miradors et les têtes coupées ;  kapia carrefour des populations musulmanes, juives et chrétiennes, sous domination ottomane puis austro-hongroise. Situé au cœur de la « poudrière des Balkans », le pont sur la Drina est le témoin incontestable de la réalité d’une société multiculturelle (par essence multi-conflictuelle), de sa construction à partir de 1516 jusqu’à l’explosion de 1914, après l’assassinat par Gavrilo Princip, jeune nationaliste serbe, de l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche, et de son épouse ; explosion dont nous connaissons les effroyables conséquences, et qui, à Visegrad et ailleurs, se traduisit ainsi :

« La bête affamée qui vit en l’homme mais ne peut se manifester tant que subsistent les obstacles des bons usages et de la loi était maintenant lâchée. […] Comme cela arrive souvent dans l’histoire, la violence et le vol, et même le meurtre, étaient tacitement autorisés, à condition qu’ils fussent pratiqués au nom des intérêts supérieurs, sous le couvert de mots d’ordre, à l’encontre d’un nombre précis de personnes aux noms et aux convictions bien définis. » (p. 331).

Le Pont sur la Drina est un excellent roman qui invite à la réflexion et à la modestie quant au sens de l’histoire – forcément multiculturel et métissé – que nous imposent nos « élites » politiques depuis quelques décennies, cette anglo-saxonnisation de la France (et de l’Europe) à marche forcée, qui se mue, pas si doucement que cela, mais sûrement, en balkanisation (ou en libanisation, si vous préférez son double levantin).

La Babel libérale-libertaire pacifiée et tolérante dont rêve une grande partie de la caste dirigeante est une chimère infernale. Or, nous le savons, l’enfer, c’est les autres et c’est pavé de bonnes intentions.

Philippe Rubempré

Ivo Andric, Le Pont sur la Drina, postface de Predrag Matvejevitch, trad. (serbo-croate) Pascale Delpech, [Belfond, 1994] Le Livre de Poche Biblio, édition 20, juin 2022, 381 p.

 Page 5 of 195  « First  ... « 3  4  5  6  7 » ...  Last »