Introït
On n’écrit pas parce qu’on a quelque chose à dire mais parce qu’on a envie de dire quelque chose.
E.M. Cioran, Ébauches de vertige, 1979.
Pour Boualem Sansal – Collectif

« Dans un pays libre, on punit les gens pour leurs crimes, pas pour leurs opinions. »
Harry Truman
« La liberté d’expression, c’est la possibilité de dire à l’autre ce qu’il n’a pas envie d’entendre. »
George Orwell

L’écrivain franco-algérien Boualem Sansal a été arrêté à l’aéroport d’Alger le 16 novembre 2024, sous le grief grotesque et hypocrite d’avoir remis en question les frontières ouest1 de l’Algérie2 dans un entretien accordé au média dit d’extrême-droite (par tous les perroquets et les paresseux qui ne se sont jamais donné la peine de le lire ou de l’écouter3) Frontières. Sansal est devenu un pion sur l’échiquier fangeux des relations empoisonnées entre l’Algérie et la France. L’écrivain a finalement écopé d’une peine de cinq années de prison fermes (contre dix années requises). Il est, à l’heure où j’écris ces lignes, incarcéré à Alger.
Largement ignorée du grand public, l’arrestation de Boualem Sansal n’a suscité que trop peu de protestations ; une réaction veule et timorée du pouvoir ; et beaucoup trop de oui, il ne faut pas arrêter un écrivain, mais… Ces dernières réactions étant celles des lâches et de faux-culs qui donnent des leçons à longueur de journée. Ne pas être d’accord avec Sansal, même trouver ses positions choquantes, ne justifie en rien de relativiser l’acte liberticide dont il est la victime. Rappelons ici que la liberté d’expression des opinions, y compris les plus choquantes, est constitutive d’un régime politique libre comme est censée l’être la démocratie française. C’est d’ailleurs affirmé et reconnu par la Cour européenne des droits de l’Homme, en 1976 :
« La liberté d’expression […] vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’y a pas de société démocratique4. »
Cour européenne des droits de l’Homme
Face au deux poids deux mesures et à la tartufferie généralisée, singulièrement – mais pas exclusivement, et loin de là – chez la France insoumise et les partis frères de l’ex Nouveau Front Populaire, la maison d’édition David Reinharc contribue à sauver l’honneur en publiant en mars 2025 Pour Boualem Sansal, un recueil de textes et d’interventions de personnalités d’horizons vraiment divers en soutien à l’écrivain embastillé. Dirigé par Pascal Bruckner et Michel Gadwolkowicz, l’ouvrage réunit des écrivains (Tahar Ben Jelloun, Sylvain Tesson), des sociologues (Smaïn Laacher, Eva Illouz), un ministre en exercice (Bruno Retailleau) et d’anciens ministres de tout bord (Pierre Lellouche, Gabriel Attal, Bernard Cazeneuve, Manuel Valls, Noëlle Lenoir), des avocats (dont celui de Charlie Hebdo, Richard Malka), des médecins, des juristes, des caricaturistes, des universitaires… une soixantaine de contributions qui exigent la libération sans condition de Boualem Sansal, expliquent son œuvre, démontent les accusations portées à son encontre (d’appartenir à la « fachosphère », entre autres, accusation qui ne tient pas une seconde). Tous ne partagent pas les positions de l’écrivain franco-algérien, et c’est très bien comme ça. Mais aucun ne baisse son froc devant la vilenie, l’injustice et l’hypocrisie. Honneur à eux.
Concluons en citant Marcel Aymé, dans un article de Carrefour daté de 1949, qui répond par anticipation au motif officiel de l’arrestation de Boualem Sansal :
« On peut faire l’apologie du crime sans être inquiété, mais on peut aussi aller en prison pour avoir simplement mis en discussion un chapitre d’Histoire. Faire œuvre d’historien est maintenant affaire de tact et non plus de savoir et de probité intellectuelle. »
Marcel Aymé, in Carrefour, 1949.
La manipulation de l’Histoire par les castes au pouvoir, en Algérie, en France et ailleurs, conduit toujours au recul des libertés réelles et à l’abrutissement des Hommes. Ne soyons pas naïf, l’Histoire est toujours celle de la caste au pouvoir ; l’Histoire est écrite par les vainqueurs, c’est bien connu. Ce qui ne rend pas sa manipulation à des fins idéologiques acceptable pour autant. Et ce qui rend de facto toute loi mémorielle essentiellement inique.
Libérez Boualem Sansal !
Philippe Rubempré
Collectif, Pour Boualem Sansal, Éditions David Reinharc, mars 2025, 262 p.
1Nous nous garderons bien ici de trancher le débat historique, ce n’est, nous semble-t-il, pas la question.
2La réalité (et non mon opinion) est que le régime algérien est comme l’empereur du conte d’Andersen, il est nu. Il est contesté par les Algériens (Mouvement du Hirak, manifestations régulières en Kabylie, abstention massive lors des élections et résultats à faire pâlir n’importe quel autocrate de république bananière…), ne tient que par la collusion des généraux et des islamistes (si l’on en croit la majorité de la presse française), qui s’accordent pour spolier le peuple algérien de ses libertés et de ses richesses en accusant la France, l’ancien colonisateur, horresco referens, d’être responsable de tous ses maux. Ce qui peut sembler de bonne guerre. Le problème est la France, qui ne réagit jamais ; au mieux qui ignore, au pire qui cède du terrain, incapable qu’elle est de se faire respecter, de crainte d’hypothétiques réactions violentes de la diaspora algérienne vivant sur son territoire.
3Frontières est un média qui s’assume de droite. Son « malheur » est qu’il est critique de l’immigration, du mondialisme et des dérives de l’état de droit vers un « pouvoir des juges » (non-élus, donc anti-démocratique). Cette ligne éditoriale est légale autant que légitime, qu’on l’apprécie ou non, ce n’est en rien la question. Libre à chacun de contester les propos tenus dans Frontières, sous réserve d’honnêteté intellectuelle. À aucun moment Frontières ne formule de proposition ou ne défend de position d’extrême-droite (donc, puisqu’il faut bien la définir, cette fameuse extrême-droite, valorisant le culte du chef, un État fort, l’autoritarisme, l’anti-parlementarisme de principe, la censure, la répression des dissidents, la désignation de boucs-émissaires en raison de leur ethnie, religion, appartenance supposées ou réelles). Frontières combat avec ses arguments (contestables, comme toute ligne idéologique, et fort heureusement contestés, preuve qu’il reste un semblant de débat dans ce foutu pays qu’est devenue la France) à la fois l’idéologie réviwokiste d’extrême-gauche, et libérale-libertaire macronito-UE compatible dont les grands succès depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale illuminent notre quotidien. Il semble que ce soit suffisant chez certains décérébrés incultes et moutonniers qui composent l’essentiel de notre « élite » politico-médiatique pour être qualifié « d’extrême-droite » (laquelle existe en France, hors de l’arc parlementaire, a ses publications et a même présenté une liste aux dernières européennes, Forteresse Europe, dont le score lilliputien est passé inaperçu).
4Citation empruntée à l’avertissement figurant au début de chaque numéro de la revue satirique de droite La Furia, elle aussi sous le coup d’une procédure judiciaire intentée notamment par SOS Racisme visant à la censurer (mais où est Charlie ? – qui défend sans arrière-pensée Boualem Sansal), procédure doublée des pressions d’usage sur les distributeurs pour qu’ils retirent la revue de leurs rayonnages, au nom de la liberté et de la démocratie bien entendu (pas d’accord ? Facho, va!).
Lectures avril
- Une aventure de Mégalus. La Planète des Ombres – Julot Brunier
- Le Paradis des Fous – Richard Ford
- Lucifera #81 Mille et des poussières… – Tito Marchiero
- Je Suis Partout – Anthologie (1932-1944), préface de Philippe D’Hugues
- Omegatown #2 – Marc Obregon
- Michel Strogoff – D’après Jules Verne, adaptation & scénario Frédéric Brémaud, dessins Daniele Caluri
- L’Horreur de Dunwich – H. P. Lovecraft
La Source pérenne. Un parcours païen – Christopher Gérard

Évangile païen selon Christopher Gérard : voici ce qu’en substance j’écrirais si je voulais être taquin. Car La Source pérenne ne se prétend pas évangile, et n’est manifestement pas un prêche… même si, considérant l’étymologie grecque euagglion du terme évangile, qui signifie « bonne nouvelle », la question peut être reconsidérée à cette aune pas si incongrue.
La Source pérenne est un essai retraçant, comme l’indique son sous-titre, « un parcours païen », celui de son auteur, Christopher Gérard, romancier, essayiste et chroniqueur dont nous avons grandement apprécié Les Nobles Voyageurs (et d’autres ouvrages non-chroniqués dans ces pages1). Composé de 21 textes, l’essai épouse à la fois la poésie et l’érudition, la spiritualité et le dialogue. L’auteur nous offre sa vision du paganisme, tel qu’il le pratique. Nous redécouvrons ainsi la religion (au sens latin de religere : ce qui relie) ancestrale des Indo-européens sous un jour nouveau, à cent lieues de tous les clichés hérités du christianisme ou des pratiques new age débarquées des États-Unis.
En effet, ici point de barbares nordiques sacrifiant des innocents sur le bûcher d’un solstice d’été ; pas plus de Krishna agitant sa clochette dans le métro au grand dam du pendulaire commun épuisé par une journée de travail insignifiant. Christopher Gérard révèle l’antique foi dans sa vérité et son actualité. Une foi dans des dieux qui sont présents au monde et qui l’animent. Une spiritualité immanente. Un temps cyclique, sans vaine promesse d’une vie meilleure fantasmée post-mortem. Le païen n’espère pas gagner quelque paradis au regard de son comportement, de son fanatisme ou de sa piété. Le paganisme baigne dans la réalité des choses, et non dans l’espérance généreuse d’une résurrection édénique. Dans Les Nobles Voyageurs, l’écrivain le soulignait : « Il n’y a pas d’idées généreuses, seulement des idées vraies – généralement peu séduisantes en raison même de leur rectitude – et des leurres qu’on agite pour enthousiasmer les masses. »
Le païen vit hic et nunc sur Terre, c’est-à-dire que sa vie est ici et maintenant, de sa naissance à son trépas. Plutôt que souffrir pour une hypothétique vie meilleure après la mort, le païen accepte la vie ; il l’embrasse, la célèbre et cherche à la rendre belle et bonne. C’est le kalos kagathos grec, qu’il poursuit en respectant et transmettant, semper fidelis, les mos majorum, les mœurs des anciens. Le païen européen se ressource chez Homère, Sénèque ou les pré-socratiques. Christopher Gérard y a d’ailleurs déjà consacré un roman initiatique, Le Songe d’Empédocle (L’Âge d’Homme, 2003).
Tout le mérite de La Source pérenne est de rendre aux Indo-européens leur spiritualité ancestrale, une spiritualité tolérante aux autres croyances et divinités (ainsi, les développements de l’auteur sur sa relation à l’Inde et sa Tradition), non-prosélyte. Cette spiritualité qui leur a donné la force des Grandes Découvertes, de la Terre à la Lune ; qui leur a permis d’orchestrer la marche du monde pendant tant de temps…
Le païen fidèle à l’esprit du parcours retracé par Christopher Gérard pourrait faire sienne cette devise homérique, magnifiquement synthétisée par Dominique Venner2 : la Nature comme socle ; l’Excellence comme but ; la Beauté comme horizon.
La Source pérenne est un bréviaire, un ouvrage de référence (il en est à sa troisième réédition) sur lequel le lecteur se doit de revenir pour en apprécier les subtilités. Nous sommes loin d’être exhaustif sur cet essai vivifiant indispensable à quiconque s’intéresse à la Tradition européenne.
Philippe Rubempré
1Ouvrages références dans notre chronique des Nobles Voyageurs (ici). J’ajoute que Maugis (roman paru aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2020) figure dans la pile d’ouvrage à lire sur mon bureau.
2Un Samouraï d’Occident. Le Bréviaire des insoumis, Éditions La Nouvelle Librairie.
Les Bibliophiles – Mathias Kessler

Second roman du Hussard Mathias Kessler (après Pays réels, La Giberne, 2023), Les Bibliophiles nous infusent dans les arcanes fangeux de l’édition française. Entre copinage, magouilles et perfusions étatisées de petites structures éditoriales sans lectorat, le portrait brossé par le romancier – également éditeur au sein de la maison qu’il a fondée (et qui le publie), la Giberne – est pour le moins sarcastique, quoique tout à fait réaliste. Les Bibliophiles sont un roman, donc – vous connaissez la formule –, toute ressemblance avec des personnes existant… Vous pouvez néanmoins vous amuser à deviner qui se cache derrière tel écri-vain ou telle maison d’éditions.
Les Bibliophiles forment une sorte de club, trois amis aux prénoms évangélistes, Mathieu, Marc et Luc, chacun poursuivant son ambition en littérature, velléités d’écriture, thèse universitaire ou négoce d’incunables. Tous veulent percer dans le milieu. Au hasard d’une soirée, la rencontre d’un présentateur de télévision prénommé Jean s’avère déterminante. Jean, comme le quatrième évangéliste, l’auteur de l’Apocalypse de saint Jean, ce qui signifie en grec « révélation »…
L’histoire est narrée par la compagne de Mathieu, on ne peut mieux placée pour nous plonger dans les remous de la quête de gloire et les abysses éditoriales, dont la faune et la flore n’ont rien à envier au marigot politicien de la décramotie contemporaine. Les bibliophiles élaborent des projets, développent des stratégies, font des plans sur la comète, montent et démontent, s’engueulent, se réconcilient, se perdent… pour quel bénéfice ? Les tensions souterraines inondent jusqu’au point de crue…
Pour le découvrir, il vous faudra lire ce beau roman, astucieusement composé, aux multiples références littéraires (titres d’œuvres, citations cachées…) et bibliques. Ces dernières rapprochant, ceteris paribus, Les Bibliophiles d’un conte philosophique.
Philippe Rubempré
Mathias Kessler, Les Bibliophiles, Éditions La Giberne, 2025, 315 p.