Ab hinc… 162
« (…) lorsqu’on me demande « pourquoi ouvrir un livre ? », je réponds invariablement : « Pour y puiser de belles raisons d’aimer la vie. » » – Gérard de Cortanze
Ils étaient chouettes, tes poissons rouges – André Vers
Une fois n’est pas coutume, empruntons la présentation de l’auteur à la quatrième de couverture de son bouquin : « S’il est vrai que l’on reconnait un homme à ses amis, alors, c’est sûr, André Vers (1924-2002) était un type bien, puisque les siens s’appelaient Georges Brassens, André Hardellet, Jacques Prévert et René Fallet ». Rien à ajouter, et l’aurais pas mieux dit !
Ils étaient chouettes, tes poissons rouges est le titre éponyme de la première nouvelle de ce recueil. Les nouvelles signées André Vers nous racontent l’homme du peuple dans toute sa noblesse, sans condescendance ni mépris. Elles nous racontent la vie des hommes simples, francs, bruts de décoffrage, de ceux qui fréquentent le bistrot du quartier avant d’aller casser une graine à la popote à Bobonne… André Vers fait revivre le petit peuple de Paris (et des grandes villes d’une manière générale), ce peuple chassé par la boboïsation et la spéculation financière avec la bénédiction de la gauche au pouvoir dans ces agglomérations depuis vingt ou trente ans…
Les valeurs qui transpirent de ces nouvelles sont désuètes aujourd’hui, pour ne pas dire suspectes : sens de la parole donnée, de l’honneur, de l’amitié, respect du plus faible et méfiance vis-à-vis du pouvoir, goût de la vie et de ses joies, beaujolpif et caboulot en première ligne… Autant de griefs pour nos contemporains insipides et dangereux, que certains qui ne méritent même pas que nous les citions verraient sans déplaisir au tribunal de la bien-pensance. Tenez-le vous pour dit !
Ils étaient chouettes, tes poissons rouges écrivait le regretté André Vers ; elles étaient chouettes, tes nouvelles, écrivons-nous aujourd’hui…
Philippe Rubempré
André Vers, Ils étaient chouettes, tes poissons rouges, Finitude, 2014, 109 pages, 12,50 euros
Retrouvez cette chronique sur le Salon Littéraire.
Lectures avril
- Blitz – Floc’h & Rivière
- Les joyaux du maharajah – Henri Vernes
- Les derniers jours. La fin de l’empire romain d’Occident – Michel De Jaeghere
- Chroniques d’art 1902-1918 – Guillaume Apollinaire
- Dernière station avant l’autoroute – Mako / Daeninckk, d’après le roman d’Hugues Pagan
- Luc Leroi. Toutes les fleurs s’appellent Tiaré – Jean-C. Denis
- Paco Les mains rouge – Vehlmann & Sagot
- Le Rêveur – Will Eisner
- Fagin le Juif – Will Eisner
- Mission à Orly – Henri Vernes
- SAS Rendez-vous à Boris Gleb – Gérard de Villiers
- Anatomie du désordre – Emmanuel Moynot
- Tokyo est mon jardin – Boilet & Peeters, avec la collaboration de Jirô Taniguchi
Le complot contre l’Amérique – Philip Roth
Philip Roth se met en scène avec sa famille dans une uchronie en forme de mémoires factices. Imaginez que les élections présidentielles américaines de novembre 1940 aient vu l’élection non de Franklin Delano Roosevelt, mais celle de l’aviateur (grand aventurier) judéophobe Charles Lindbergh… Partant de faits réels issus des biographies des personnages historiques du roman, de Lindbergh à Ribbentrop en passant par Henry Ford et Burton K. Wheeler, sénateur démocrate bombardé par Roth vice-président, l’auteur réécrit son histoire familiale dans une Amérique alliée des nazis depuis les accords signés en Islande par Hitler et Lindbergh, et isolationniste quant aux affaires européennes et à la guerre qui fait rage sur le Vieux Continent.
Dans cette Amérique, la parole antisémite se libère et, petit-à-petit, des mesures contraignantes pour les Juifs voient le jour sous le prétexte de favoriser leur intégration à l’ensemble de la population. Bien entendu, certains Juifs collaborent avec l’administration Lindbergh, tel le rabbin Bengelsdorf (futur époux de la tante du jeune Philip) ; d’autres, à l’instar du journaliste Walter Winchell résistent ouvertement. La famille Roth est tiraillée entre la fuite, comme certains voisins, la soumission ou la résistance… et elle se déchire face aux événements qui vont crescendo. L’assassinat du polémiste juif Winchell suivi par des pogroms et la disparition du 33ème Président des États-Unis d’Amérique Charles Lindbergh découvre la trame d’un complot contre l’Amérique…
À travers cette uchronie, Philip Roth décrit avec brio et humour la vie des communautés juives dans l’Amérique des années 1930 et 1940, à l’instar de celle de Newark, dans le New Jersey, où il vit avec sa famille. De ses yeux d’enfant (il est né en 1933, le roman s’achève en 1942), il décompose et explique les mécanismes de la montée de l’antisémitisme. Il décrypte point à point une théorie du complot qui se calque sur toute communauté (j’emploie le terme par facilité de langage) qui, pour des raisons idéologiques, politiques, religieuses, ethniques ou autres, se voit érigée en bouc émissaire de tous les maux d’une société.
Le complot contre l’Amérique est au-delà de la simple et facile dénonciation de l’antisémitisme à la manière de Festivus Festivus. Philip Roth n’épargne pas les réflexes communautaires de son milieu d’origine. Les événements sont remis dans une perspective historique, bien que cet excellent roman soit une uchronie. Nous avons beaucoup à apprendre de ce roman sur les difficultés du « vivre ensemble » et du « faire société » (horribles expressions), sur le modèle communautariste, et sur les théories du complot qui ne se sont jamais aussi bien portées depuis l’avènement d’Internet.
Philippe Rubempré
Philip Roth, Le complot contre l’Amérique, traduit de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun, NRF Gallimard, 2006, 476 pages, 22 euros.
Retrouvez cette chronique sur le Salon Littéraire.
Ab hinc… 161
« Sous un bon gouvernement, la pauvreté est une honte ; sous un mauvais gouvernement, la richesse est une honte. » – Confucius