Journal d'un caféïnomane insomniaque
mercredi novembre 27th 2024

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L’île à hélice – Jules Verne

l'île à hélice humanos    Une fois encore, Jules Verne a l’art de nous émerveiller avec un roman d’anticipation mêlant machine fantastique (mais techniquement crédible quant à l’état de la science à l’heure de l’écriture du roman en 1895), découverte ethno-géographique et réflexion sur les sociétés humaines.

Les musiciens du Quatuor concertant, célèbre formation de chambre française attendue pour un spectacle qu’elle doit donner à San Diego, sont embarqués par la ruse sur l’île à hélice. Ce paradis flottant pour milliardaires, baptisé Standard Island, est une véritable prouesse technique, un gigantesque paquebot de vingt-sept kilomètres superficiels propulsé par deux centrales développant plus de dix millions de chevaux ! Comprenant deux ports et une campagne, l’île à hélice est organisée autour d’une ville, Milliard City, dont la population est composée, comme son nom le suggère, de milliardaires – et des employés nécessaires à son bon fonctionnement. Propriété de la Standard Island Company Limited, tous ses habitants sont locataires.

Une pléthore de personnages animent cette aventure riche d’enseignements et de rebondissements ; en voici quelques-uns : tout d’abord nos quatre musiciens : Frascolin et Yvernès, les deux violons, Pinchinat, l’alto surnommé son Altesse, toujours curieux de rencontrer d’authentiques cannibales, et Sébastien Zorn, violoncelliste et chef de la formation, sempiternel grincheux, pessimiste devant l’éternel. Ensuite, l’auteur du coup pendable fait aux Français, Calistus Munbar, grand argentier des festivités de Standard Island. Puis les deux principales familles de l’île, comprendre les deux plus riches, les Tankerdon et les Coverley. Milliard City est administrée par l’honorable Cyrus Bikerstaff, et l’île-navire est pilotée par le commodore Simcoë.

Standard Island, à la pointe des technologies modernes de cette fin du Dix-neuvième SiècleL'ile à hélice hetzel telles l’électricité ou le téléphone, effectue sur une année toujours la même rotation à travers le Pacifique, visitant Hawaï et la Polynésie, ce qui offre à Jules Verne le loisir de nous décrire par le menu l’histoire et les moeurs des peuples naturels, ainsi que les grandes explorations qui ont amené leur découverte à l’Occident, de Magellan à l’infortuné James Cook (s’appeler cuisine et terminer sa vie dévoré par des cannibales aux îles Sandwiches, si ce n’est pas ce qu’on appelle l’ironie du sort…). La ville de Milliard City est divisée en deux quartiers, pour ne pas dire en deux camps opposés : à Tribord (le nom du quartier), les catholiques, emmenés par la famille Coverley ; à Bâbord, les évangélistes, derrière les Tankerdon.  Voilà le décor planté.

L’île à hélice est le récit du plus important voyage de Standard Island, celui qui voit le paroxysme de la rivalité entre Coverley et Tankerdon, celui où l’amour entre en jeu, celui qui est émaillé d’incidents, collisions, sauvetages, invasions, trahisons… Comment la population de milliardaires va-t’elle réagir face à ces périls, tel est l’objet de cette passionnante aventure.

Une fois encore, nous pourrions qualifier Jules Verne de visionnaire. Plusieurs projets de paquebots géants inspirés par L’île à hélice (et par La ville flottante) sont à l’étude, notamment en Floride. Visionnaire aussi car, s’il a toujours existé des quartiers riches et des quartiers pauvres, il a pressenti la ghettoïsation volontaire des plus riches, telle que les États-Unis la connaissent aujourd’hui (l’Europe aussi, mais dans une moindre mesure). Jules Verne nous rappelle dans cette aventure hors norme que l’argent ne suffit pas au bonheur ; qu’une isolation, aussi hermétique soit-elle, ne protège pas de l’essence profonde de la nature humaine. Un grand roman à lire à l’adolescence pour l’aventure et la découverte ; à relire adulte pour l’aventure humaine et la croisière dans le Pacifique.

Philippe Rubempré

Jules Verne, L’île à hélice, Les Humanoïdes Associés, 1978, 324 pages.

De nombreuses autres éditions de prix variés existent.

Retrouvez cette chronique sur le Salon Littéraire.

Ab hinc… 160

« Si Dieu n’existe pas, tout est permis. » – Dostoïevski

Le Président, comme vous n’en aurez jamais.

président    Adapté du roman de Georges Simenon, Le Président est un film d’Henri Verneuil dont certaines répliques du dialogue signé Audiard sont devenues cultes. C’est également un grand film sur la Politique et sur la République française – tout du moins sur ce qu’elles devraient être en terme de tenue -, d’une actualité criante malgré sa cinquantaine bien tassée.

Jean Gabin y incarne un Président du Conseil (équivalent sous les Troisième et Quatrième Républiques du Premier Ministre sous la Cinquième) à la fois ambitieux (pour la France) et intransigeant (avec l’intérêt supérieur de la Nation), droit dans ses bottes jusqu’à la caricature, grand orateur maniant avec délices ironie mordante et répliques cinglantes. Bref, un ovni politique tel qu’il en a sans doute jamais existé (Clémenceau, de Gaulle ou Mendès s’en sont approchés, mais chacun d’eux porte son lot de croix plus ou moins glorieuses), et qui ne peut assurément pas exister dans notre classe politique actuelle ni dans notre démocratie de papier (la démocratie réelle est confisquée par les énarques, technocrates et financiers sur lesquels le vote n’a aucun impact, puisqu’ils ne sont pas concernés par l’élection – et ce bien qu’ils détiennent et exercent la réalité du pouvoir politique et économique à l’heure où j’écris cette chronique).

Le Président Émile Beaufort, reclus en sa gentilhommière normande, dicte ses mémoires politiques à mademoiselle Millerand (Renée Faure, plus vraie que nature), sa secrétaire. Grâce à un jeu de retours en arrière, le film montre parfaitement l’infiltration des cabinets ministériels par la banque et le patronat mondialisé (Bernard Blier, très crédible en directeur de cabinet indélicat puis en meneur de l’opposition à Beaufort), leur aptitude à saboter tout projet au service de l’intérêt général dès lors que celui-ci va à l’encontre de leur intérêt privé sonnant et trébuchant.

Le discours à la Chambre de Gabin-Beaufort sur l’Europe s’érige en apothéose du film.

Véritable morceau de bravoure de près de vingt minutes, son analyse de l’Europe n’a pas pris une ride (et c’est inquiétant), patronymes mis à part. L’Europe du patronat et de la finance combattue par Beaufort aura sa tête, et de fait a gagné. Nous y sommes plongé jusqu’au cou, baignant dans le marécage des problèmes dénoncés par anticipation par Beaufort.

Ce film admirable est superbement servi par des interprètes d’une qualité sûre. Outre Gabin et Blier à contre-emploi, nous retrouvons Louis Seigner en directeur de la Banque de France et Henri Crémieux en Ministre des Finances, ou encore Alfred Adam, touchant en chauffeur confident. Le Président donne une haute idée de la Politique et de ce qu’elle devrait être. Il est à craindre que cette hauteur de vue et cette abnégation au service de la France, de son peuple et de l’intérêt supérieur de la Nation (qui est l’intérêt général) ne soit qu’une utopie cinématographique ou littéraire, ou un voeu pieux de briscard politicien adepte des aphorismes pasquaïens (« les promesses n’engagent que ceux qui les croient »). Cependant, nous pouvons, en regardant Le Président, espérer en ce qui semble impossible en l’état actuel de la France et de ses élites intellectuelles, politiques, économiques et financières.

Philippe Rubempré

Le Président, réalisation Henri Verneuil, France, 1961, avec Jean Gabin, Bernard Blier, Renée Faure, Henri Crémieux, Louis Seigner, Alfred Adam… D’après  le roman de Geroges Simenon, adaptation Henri Verneuil et Michel Audiard, dialogue de Michel Audiard. Réédition DVD René Chateau / TF1 vidéos, 1h50, Noir & Blanc, format 16/9 compatible 4/3, format original 1.66, tout public.

Les enquêtes de Sam Pezzo – Giardino

sam pezzo    L’Italie a offert à la bande-dessinée quelques-unes de ses grandes signatures, de Milo Manara à Giovanna Casotto en passant par Magnus, Serpieri, Liberatore ou Guido Crepax… Vitorio Giardino n’est pas la moindre d’entre elles. L’auteur et dessinateur de Little Ego et de Max Friedman signe au début des années 1980 Les enquêtes de Sam Pezzo, publiées en édition intégrale par Glénat dans sa fameuse collection Bulle Noire à l’occasion du trentième anniversaire de la maison.

Entre Série Noire et fumetti neri, Sam Pezzo est détective privé, comme il se doit. Amateur déraisonnable de Ballantine’s et de Camel, éternellement fauché, il a l’art de récupérer les affaires les plus foireuses… Pezzo n’arrive que rarement au terme de ses enquêtes, tout du moins il n’atteint quasiment jamais son objectif initial. Détectivre hantant la faune interlope italienne de la fin des années 1970 et du début des années 1980, ses rapports avec la pègre sont souvent à ses dépens, bien qu’il y trouve de temps à autre l’occasion de se consoler dans les bras d’une petite pépée.

Travaillant en noir et blanc, Giardino confère à son anti-héros la dimension d’un Marlowe malchanceux. L’humour n’est pas absent de cette série noire à l’italienne, il découle du grotesque des situations improbables dans lesquelles Pezzo à l’art de plonger jusqu’au cou.

Avec Les enquêtes de Sam Pezzo, Vittorio Giardino nous offre une série de nouvelles graphiques au coeur glauque de la pègre et du mensonge qui raviront les amateurs du genre.

Philippe Rubempré

Vittorio Giardino, Les enquêtes de Sam Pezzo, Glénat – collection Bulle Noire, 1999, 210 pages, prix selon bouquiniste.

Retrouvez cette chronique sur le Salon Littéraire.

Les oubliés d’Annam – Lax & Giroud

annam    Plongée au coeur d’un épisode méconnu de la guerre d’Indochine, à savoir l’histoire de ces Français qui ont choisi de servir l’Oncle Hô. C’est à la recherche d’un de ces oubliés d’Annam que se lance Nico Valone, journaliste en mal de sujet à défaut d’être en mal de whisky… De Paris aux Alpes en passant par Saïgon, les fantômes du corps expéditionnaire français et des bo-doï ressurgissent, abandonnant derrière eux leur lot de cadavres. L’enquête de Nico Valone l’entraîne dans les contre-allées pas toujours propres d’un pouvoir soucieux de son image. Retrouvera-t’il le fameux Joubert, disparu en Indochine sans laisser de traces ?

Malgré une préface un tantinet trop moralisante voire repentante, Giroud offre à Lax un scénario magnifique, que nous verrions bien sous la caméra d’un Verneuil ou mieux encore, de Pierre Schondoerffer… Les auteurs ressuscitent la mémoire de ces oubliés d’Annam qui ont estimé que leur honneur était de s’engager contre leur pays, la France. Nul ne leur en a tenu rigueur après leur amnistie, et ils ont pu se réinstaller en métropole comme s’ils revenaient de vacances. D’autres, lors d’autres conflits, n’ont pas eu cette chance. Le dessin de Lax épouse parfaitement le scénario de Giroud, en véritable maître des ambiances, du Paris des manifestations contre la loi Devaquet à l’enfer vert de sang et de larmes de la Route Coloniale N°4…

Une folle enquête aux airs d’épopée, brillamment servie par un dessin intelligent et des couleurs riches de nuances.

Philippe Rubempré

Lax – Giroud, Les oubliés d’Annam – Édition intégrale, Dupuis, collection Aire Libre, 2000, 118 pages.

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