Avec nos mains de chèvre – Kaar Kaas Sonn
Cahier du retour au pays natal d’un artiste tchadien exilé dans la France profonde. Grave, drôle, réel quand on l’imagine burlesque, fantasmé quand on le voit réel, le livre de Kaar Kaas Sonn est pétri d’une culture double : franco-tchadienne, écrite/orale, artificielle/existentielle, tradition/modernité, compréhension/incompréhension… Un truculent « je t’aime, moi non plus » mâtiné d’une culture et d’une conscience à la fois politique et poétique. Je ne sépare pas politique et poétique. Chez Kaar Kaas Sonn, me semble-t-il, ils sont intimement liés.
À lire pour sa plume unique et déstabilisante, parfois ; à lire pour découvrir le Tchad et ses moeurs sur fond d’Arche de Zoé et de réminiscences plus ou moins douteuses de France-Afrique. À lire aussi pour le plaisir et pour son humour ravageur, qui sait frapper juste sans verser dans le cynisme froid ou la méchanceté gratuite.
Dans la forêt du miroir – Alberto MANGUEL
Il s’agit ici de mon maître en littérature (si il l’apprend par hasard, ça lui fera une belle jambe) ; l’exercice est difficile si tant est que j’aie la prétention d’être à sa hauteur. Simplifions nous la tâche en y renonçant.
Alberto Manguel nous offre ici un « essai sur les mots et sur le monde » (publié en 1993). En fil conducteur, des citations extraites d’Alice au pays des merveilles et de L’autre côté du miroir. Essai jouissif, se lit comme un bon thriller.
À lire ou relire maintenant qu’American psycho est devenu une légende et que Mario Vargas Llosa a été consacré prix Nobel de littérature. À lire ou relire à l’heure où la censure revient plus que jamais en force. À lire ou relire à l’heure du populisme et de la démagogie généralisée, à l’heure où les artistes se battent pour survivre face au tout business, à la médiocrité et au mépris du monde politique.
Tant qu’il y aura des Alberto Manguel, la littérature vivra, la culture, la démocratie seront défendues, la bêtise combattue.
Merci Alberto. Gloire à l’humanisme et aux humanités !
Notre métier d’amant – Isidore ISOU
Connu pour être l’inventeur du Lettrisme, Isou offre là un roman publié dans une collection réservée aux adultes, chez Aphrodite Classique.
À travers les expériences sexuelles du héros, suggérées, jamais décrites grossièrement – pas de pornographie ici – Isou se livre à une critique féroce de la France des années 1970, et à une analyse fine, argumentée et foutrement drôle de l’édition. Notamment du fait qu’il publie des livres disons légers par obligation vivrière plus que par choix.
Interdire ce roman aux mineurs est d’une stupidité sans nom. Rien ne le justifie. Pas de scène chaude, une plume remarquable de qualité, un art de la suggestion et de la réthorique qui laisse pantois et admiratif.
Je publie donc cette chronique dans l’onglet « Chronique » ET dans l’onglet « Librairtin », onglet dédié à la littérature gênante pour les censeurs et les faces de carême.
Lisez-le et réagissez ! Réagissez à la morale, ou plutôt l’éthique que vous y décèlerez (« La morale est une maladie de l’âme » disait Rimbaud, avec raison me semble-t-il. Vive l’éthique !).
Servir le peuple – YAN Lianke
Un court roman chinois, interdit le jour même de sa publication à Pékin, c’est de bon augure ! Et le roman tient ses promesses…
Où l’on constate que les castes dans le communisme, les classes sociales, sont infiniment plus marquées et réelles que dans n’importe quel autre régime. À travers l’amour physique et sans issue auquel se livrent Wu Dawang, paysan promu ordonnance d’un colonel (mais pas officier pour autant, faut pas exagérer), et Liu Lian, le femme dudit colon, sous le règne absolu du Grand Timonier.
Érotique, politique, iconoclaste et jouissif ; servi par une plume alerte, à la fois empreinte de la culture millénaire et des traditions de la Chine, et d’une extraordinaire modernité. Ce roman est la preuve que la littérature reste le meilleur outil d’analyse politique et historique (avec toutes mes excuses à mes confrères historiens).
Avant-Guerre – Scénario : G. Faye / Dessins : JM. E. Simon
Cette BD, datée déjà – début des années 1980 – m’a de prime abord décontenancé, et j’ai eu du mal à « entrer dedans ». Mais l’effort mérite, et au final, j’ai lu une excellente histoire d’anticipation, sous des habits futuristes.
Une série de meurtres mystérieux autant qu’atroces dans ce qui est devenu la capitale européenne, Cosmopolis ; une atmosphère nihiliste dont les prémices ne sont pas sans se faire sentir de nos jours (j’écris 20 ans après la publication de cette BD), des personnages aux visages familiers (Pompidou jeune, Gainsbourg, Simone Veil…) et aux patronymes pseudo-historiques, le tout au service d’une réflexion impitoyable sur les dérives du tout fric, tout com, tout individualisme…
Le dessin de qualité rappelle en couleur la patte d’Hermann, et en noir & blanc, le travail d’une Giovanna Casotto (qui officie quant à elle dans un érotique spectral avec un talent bandant).
À la fois glaçant et fascinant…