Le jour où Nina Simone a cessé de chanter – Darina Al-Joundi, Mohamed Kacimi
Une fois encore la francophonie nous prouve à quel point le français est une belle langue, une langue vivante. Nous avions déjà rédigé une chronique du Jour où Nina Simone a cessé de chanter en juin 2012. À la relecture, nous l’assumons intégralement et n’en modifions pas une virgule. La chronique fut composée « à chaud », et est très instinctive, fondée par l’émotion première de la prime lecture. Cette seconde chronique nait dans un temps où, sans doute avec une certaine inquiétude, nous essayons de comprendre notre monde déliquescent pour tenter de mieux l’appréhender, sans rester centré sur nos querelles franco-françaises. Dans cette optique, le témoignage poignant et vif de Darina Al-Joundi, sublimé en Littérature par Mohamed Kacimi, nous raconte aussi à sa manière ce que nous sommes…
Le jour où Nina Simone a cessé de chanter est le récit de la vie de Darina Al-Joundi, née en 1968 au Liban. Il s’ouvre sur la sépulture du père de la narratrice – opposant syrien libre penseur et bon vivant -, événement qui constitue un tournant essentiel de la vie de Darina, comme nous le comprenons dans les ultimes chapitres qu’il n’y a pas lieu de dévoiler ici. Darina Al-Joundi nous offre à la première personne, via la plume de Mohamed Kacimi, la bande originale du Liban de 1968 à la fin des années 1980, de ce Liban dont l’histoire est un film de guerre avec son océan de sang, de sueur et de larmes, avec ses joies cachées et ses tragédies insoutenables qui se sont déroulées sous nos yeux, dans cet ancien protectorat français. Ce Liban dont Darina Al-Joundi est la chair et le fruit ; ce Liban tristement substantivé en libanisation, synonyme d’éclatement de l’autorité de l’État au profit des communautés.
Ce témoignage est à lire et à relire. Nous qui avons la chance ignorée, ou du moins mésestimée, de vivre en paix sur notre sol depuis quelques dizaines d’années, devons lire le récit de cette enfance volée par la guerre, tiraillée entre ethnies et religions ; nous devons affronter l’horreur de cette guerre civile de quinze ans (1975-1990) à une poignée d’heures d’avion de Paris. Mohamed Kacimi a su trouver les mots et la langue qui restituent comme un coup de poing à l’âme la violence de ce vécu, mais aussi ses éclairs de joie intense et d’émotion pure ressentis physiquement à la lecture.
Au delà de la force du récit, Le jour où Nina Simone a cessé de chanter vient nous rappeler à quel point la démocratie est un bien précieux et fragile, et à quel point la laïcité contribue à en garantir le libre cadre (même si l’espérance est consubstantielle à l’humain, et si la démocratie ne se résume pas plus à la laïcité que la laïcité à la démocratie). Ce récit nous rappelle, et avec quelle cruauté, que la place de la femme acquise en Occident est précieuse, et loin d’être garantie à l’avenir si nous ne la défendons pas (et nous ne croyons pas à l’efficacité, ni même à la pertinence, des pseudo-féministes à la sauce Festivus Festivus du type Femen pour défendre la Femme).
Cette saine lecture remet à leur juste place nos petits scandales médiatico-gaulois quotidiens (inutile de les définir, allumez votre poste sur une chaine d’info continue, la vacuité, la non-hiérarchisation et la quasi-inexistence de mise en perspective de l’information sont éloquentes), et nous offre une opportunité de recentrer nos débats vers l’essentiel : l’identité. Mal comprise, elle risque de virer aux dérives nationalistes extrémistes ; ignorée, elle risque de provoquer l’explosion du corps social. Au regard de cette expérience libanaise, posons les questions fondamentales : quel avenir pour la France, son peuple, sa langue, sa démocratie, son mode de vie, sa culture. Quel avenir en Europe ? dans la mondialisation ?
La question de l’identité (religieuse, ethnique…) sous-tend tout ce récit bouleversant, elle affleure dans les questions d’éducation, d’amour, elle est à l’origine de la guerre. Pour toutes ces raisons, et parce qu’à force de mettre la poussière sous le tapis et d’ignorer le passé, nous favorisons un éclatement du corps social chaque jour plus sensible en France, parce que nous avons nous aussi, qu’on le veuille ou non, à répondre à la question de l’identité, lisons et relisons Le jour où Nina Simone a cessé de chanter.
Philippe Rubempré
Darina Al-Joundi, Mohamed Kacimi, Le jour où Nina Simone a cessé de chanter, Actes Sud – Babel, 2010, 158 pages, 6,50 euros.
Ab hinc… 156
« Dans une bataille d’idées, on aime mieux apprendre qu’enseigner. » – Erasme
Au château d’Argol – Julien Gracq
D’entrée de jeu le lecteur est saisi, conditionné, transporté par la musique de la langue gracquienne comme la branche jetée au fil de l’eau par le vent d’automne. De ce berceau mélodique naissent et s’épanouissent les personnages, le cadre, la nature, l’intrigue, le romanesque…
Au château d’Argol est le premier roman de Julien Gracq, publié en 1938. Écrit dans la veine surréaliste, il met en scène les relations complexes et ambigües entre Albert, Herminien et Heide. Albert a acheté le château – fantastique – d’Argol, sis dans la lande bretonne, niché entre la mer déchainée et la puissante forêt de Storrvan, au coeur de cette terre de contes et de légendes propice à l’étrangeté diaphane du climat du récit. Il reçoit chez lui, à Argol, Herminien, son meilleur ami, accompagné de l’insaisissable Heide, toute de beauté et de mystère…
Deux Coqs vivaient en paix : une poule survint,
Et voilà la guerre allumée.
Qui mieux que La Fontaine pour exprimer en deux vers sublimes ce caractère propre aux relations humaines… La fascination exercée par Heide sur Albert sème le doute, et les liens entre les uns et les autres se tendent et se distendent dans un décors majestueux autant qu’oppressant. Jusqu’à une sinistre découverte…
Au château d’Argol est un roman d’atmosphère, un roman de la lumière mouvante, de la nature majestueuse, des éléments triomphants, du fantastique du décor. Le cadre y est tout à la fois sublime et étouffant, bruyant et silencieux. L’intrigue y parait presque secondaire, et pourtant elle lui doit toute son étrangeté diaphane. D’une plume mélomane et envoûtante, habité de Hegel et de Wagner, transcendé par la Bretagne magique, Julien Gracq signe un premier roman qui vous emporte dès la première ligne comme goélette dans une tempête au large de Sein.
Philippe Rubempré
Julien Gracq, Au château d’Argol, José Corti, 1938-2003, 182 pages, 15 euros
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Bruno de Cessole, Torero de la Littérature
Que soit ici remercié Sébastien Lapaque, généreusement coupable de m’avoir révélé Bruno de Cessole avec sa critique du Défilé des réfractaires parue dans le Figaro, si ma mémoire ne me fait pas défaut… L’Internationale des francs-tireurs constitue en quelque sorte le second volet d’un autoportrait en creux de Bruno de Cessole, un diptyque que nous pourrions baptiser Autoportrait à la Littérature, en référence à l’Autoportrait à la fourrure de Dürer ou au fameux Autoportrait à l’oreille de Van Gogh.
Bruno de Cessole est à la soif de lecture et de Littérature ce que la banderille du torero est à l’excitation fatale du taureau, de la dynamite ! En tant que panier percé quant à l’achat de livres, je peux affirmer que Bruno de Cessole aura contribué à ma ruine financière, et à l’accroissement certain de ma culture littéraire et humaine. Dans son premier tome, consacré aux singuliers de la Littérature française (Aymé, Barrès, Bloy, Cendrars, Claudel, Léon Daudet, Guy Dupré, Paul Morand, Raspail, Tillinac, Vialatte ou Volkoff, entre autres…), puis dans le second consacré aux corps-francs de la Littérature internationale (Blixen, Borges, Burgess, Conrad, D’Annunzio, Harrison, Kipling, Lowry, Nin, Svevo, Woolf, Zinoviev…), Bruno de Cessole développe la plus grande qualité qui soit chez un critique littéraire, donner envie de lire. La lecture de certains portraits brossés par l’auteur implique, presque physiquement, la lecture des auteurs dépeints. Si je dois confesser un exemple personnel, je n’ai pas résisté (après lecture de l’Internationale des francs-tireurs) à l’achat des romans de Knut Hamsun réunis à la Pochothèque, exhumés par ma pomme de l’étagère poussiéreuse où mon libraire les avaient oubliés, comme en témoigne l’autocollant sur le plastique d’emballage précisant : « 169FF 145FF Jusqu’au 30 avril 1999″. Sic !
Non content d’être un brillant critique littéraire – de mon point de vue, le plus brillant, avec Sébastien Lapaque, des critiques en exercice (je n’achète de temps à autre Valeurs Actuelles que pour son Parti pris) – Bruno de Cessole est un écrivain, un vrai, avec sa plume et son style, à la fois fluide et conséquent, admirable de précision dans la langue (ce qui, vous en conviendrez, devient rare). Il me tarde à présent de découvrir son oeuvre romanesque, Le moins-aimé, qui figure d’ores et déjà dans ma bibliothèque, et L’heure de la fermeture dans les jardins d’Occident, prix des Deux magots 1999.
Philippe Rubempré
Bruno de Cessole, Le défilé des réfractaires, Tempus, 2013, 584 pages, 11 euros
Bruno de Cessole, L’Internationale des francs-tireurs, L’Éditeur, 2014, 604 pages, 22 euros
Samouraï – Eberoni
Dans le Paris de 2080, en partie venisifié en raison du réchauffement climatique, l’individualisme égotique a triomphé… et Big Brother également. Chacun sa marque, son appartenance à sa caste. Dans cet univers ultra-violent, la pornographie la plus bestiale et consumériste s’affiche partout dans les rues. Les flics ne se cachent plus pour passer à tabac les opposants dans la rue, sans provoquer la moindre manifestation d’indignation, pas même de désapprobation. C’est dans ce contexte que notre héros est missionné par une voix, symbolisée par un aigle planant sur Paris, pour tuer son contrôleur…
Eberoni signe ici une fable graphique plutôt glaçante. Sa maîtrise de la couleur et des ambiances, tantôt nappe de pollution, tantôt érotisme froid, touches de pornographie crue et d’ultra-violence voilée, rend admirablement compte de ce que notre société de consommation égoïste et vide de sens est susceptible de produire dans un avenir peut-être pas si éloigné. Le Samouraï d’Eberoni n’est pas sans rappeler Delon dans l’excellent film de Jean-Pierre Melville, tant par son atmosphère gelée que dans son pessimisme.
Techniquement et artistiquement, Eberoni fait preuve de prouesse. Les textes, empreints de références poétiques à Rimbaud ou Baudelaire notamment, sont parcimonieux et d’une grande maîtrise littéraire (autre point commun avec le Samouraï de Melville).
En signant cette fable graphique, littéraire et désespérée, Eberoni confirme sa place au Panthéon des grands de la bande-dessinée d’auteur. Puisse sa fable n’être pas prémonitoire, même s’il est raisonnable d’en douter au vu de la tournure que prennent les événements… Du moins Eberoni nous permet de réfléchir à ce que nous sommes, et à ce que nous voulons devenir… ou pas.
Philippe Rubempré
Eberoni, Samouraï, Futuropolis, 2010, 60 pages, 16 euros
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